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comme vous, reprit-il, je voudrais tout bonnement être assis auprès d’elle et causer.

— Ah ! vous en convenez ?… vous êtes amoureux d’elle ?…

— … Et ensuite, continua Voloda, souriant plus tendrement, baiser ses doigts, ses yeux, ses lèvres,… ne faire qu’un baiser de toute sa personne.

— Absurde ! m’écriai-je de dessous les oreillers où j’avais enfoui ma tête.

— Vous ne comprenez rien à rien, dit Voloda d’un ton méprisant.

— Au contraire !… c’est moi qui comprends, et non pas vous… Vous dites un tas d’absurdités, répondis-je tout en pleurs.

— Allons donc !… Y a-t-il là de quoi pleurer ?… Ce n’est en somme qu’une petite fille.


VI.

Le 15 avril, justement six mois après cette journée que je viens de raconter, mon père, entrant à l’improviste dans notre cabinet d’étude, nous annonça que nous partions le soir même pour la campagne. La cause de ce brusque départ était la lettre suivante, reçue le matin.


Petrovska, 12 avril.

« On ne me remet qu’aujourd’hui et à dix heures du soir votre lettre du 9 ; j’y réponds immédiatement, suivant mon habitude. Elle avait été apportée ce matin par Fedor ; mais comme il était tard, il ne l’a donnée que ce matin à Mimi, et Mimi l’a gardée tout le jour, me voyant souffrante. J’ai un peu de fièvre, et, à vrai dire, voilà quatre jours que je me sens mal à mon aise. N’allez pas vous inquiéter ; je vais mieux et compte me lever demain, si toutefois Ivan Vasilitch veut bien le permettre.

« C’est vendredi que, pendant une promenade avec les enfans, en voiture, — au débouché de la grand’route, sur ce petit pont qui m’a toujours inspiré une certaine crainte, — les chevaux s’embourbèrent. J’imaginai, vu la beauté du temps, qu’il valait mieux continuer à pied jusqu’à ce que la voiture eût été retirée de là. Devant la chapelle, je me sentis un peu lasse et je m’assis en attendant que l’équipage nous eût rejoints. Il se passa ainsi une demi-heure, et j’avais pris froid, surtout aux pieds, mes brodequins trop minces ayant été traversés. Après le thé, je voulus jouer un duetto avec Lubotshka (et par parenthèse vous serez charmé des progrès de cette enfant) ; figurez-vous ma surprise quand je m’aperçus que je ne pouvais plus compter les mesures ! De un, deux, trois, je passais brusquement à huit, quinze, etc. ; j’avais les oreilles envahies par des bourdonnemens étranges, et, comprenant que je divaguais, il m’était impossible de m’en empêcher. C’est ainsi que ma maladie a commencé, tout à fait par ma faute, ainsi que vous le