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s’adressant à Mme Valachin, comme ce jeune élégant s’est fait beau pour danser avec votre fille !… — Elle parlait assez haut ; quelques personnes s’approchèrent, le rire gagna. Sonitshka surtout riait à faire plaisir, et ses belles boucles, à chaque nouvel éclat, moutonnaient sur sa tête blonde. J’aurais été furieux, si Seriosha eût été là, jouissant de ma mésaventure ; mais le franc et joyeux rire de Sonitshka ne me blessait en aucune façon, tout au contraire j’y trouvais je ne sais quel gage de loyale sympathie, et je riais, moi aussi, heureux de la regarder.

Au quadrille d’ailleurs, où elle me faisait vis-à-vis avec le prince Etienne, quand vint ce terrible pas où le cavalier, seul en avant, déploie ses grâces devant un trio scrutateur, je la vis clore ses lèvres roses, prendre un air sérieux, et regarder d’un autre côté. Soins inutiles, je n’avais plus peur. Chassé en avant, chassé en arrière, glissade, ne me pesaient pas une once, et, en arrivant auprès d’elle, je lui montrai triomphalement le vieux gant lilas, que j’avais conservé tout exprès. Là-dessus, rires nouveaux ; ses dents de nacre brillaient, et ses pieds menus couraient plus agiles sur le parquet glissant… Je vois tout cela comme si j’y étais encore. Je la vois, sans retirer sa main de la mienne, et du bout de son petit doigt ganté gratter légèrement son nez mignon. Et j’entends le quadrille de « Duna la fillette, » aux sons duquel tout ceci se passait.

Nous dansâmes ensemble la seconde contredanse. Je ne savais d’abord que lui dire, et il me fallut cette terrible pensée qu’elle me trouvait sans doute stupide pour me déterminer à parler. — Vous êtes une habitante de Moscou ? lui demandai-je en français. Et sur sa réponse affirmative, je continuai : — Moi, je n’ai encore jamais fréquenté la capitale,… — insistant sur le mot « fréquenté, » qui me semblait bien fait pour donner une haute idée de mes études gallo-russes… Après quoi le silence reprit, car j’étais au bout de mes ressources. — Où avez-vous trouvé ce drôle de gant ? me demanda-t-elle enfin, venant charitablement à mon aide. Je lui dis alors, merveilleusement soulagé, qu’il était à mon précepteur… Je lui fis le portrait de Karl Ivanitch,… et je lui racontai comment un beau jour, vêtu d’une redingote verte toute neuve, il était allé tomber, du haut de son cheval, tout au milieu d’une mare fangeuse… Tout ceci fit passer le quadrille, et même il passa très vite ; mais je me demandai ensuite comment j’avais osé me moquer de Karl Ivanitch, et si je n’avais pas perdu par cette notoire ingratitude l’estime et les bonnes grâces de Sonitshka… Mon Dieu non ; ni mes railleries déplacées, ni une lourde bévue que je commis pendant la mazurka, ne m’aliénèrent le cœur de cette charmante enfant. Je m’en aperçus bien après le souper, où j’avais bu peut-être un