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— Oh ! mais pardon… Quand et comment paierez-vous ?… Nous savons tous comment vous payez… Voici déjà huit mois que vous devez vingt kopecks à Marie Valericana,… quelques petites choses à moi depuis deux ans,… à Pierre depuis…

— Taisez-vous !… allez-vous vous taire ? cria le jeune prince, qui pâlissait de rage… Ma mère saura tout ceci.

— Ma mère saura, ma mère saura… Ce n’est pas loyal de votre part, altesse, reprit le laquais avec une emphase toute particulière.

— Il a raison, dirent tout haut quelques voix derrière nous dès que nous eûmes tourné les talons. Ma grand-mère n’avait rien entendu de tout ceci. Elle accueillit cependant Etienne par un « vous » de mauvais augure, surtout prononcé comme il l’était ; mais le prince ne parut prendre garde ni à sa réception, ni même à elle, et salua tout le monde sans le moindre embarras.

Sonitshka m’occupa bientôt tout entier. Placé de manière à la voir et à être entendu d’elle, je causais avec entrain, tenant tête à Etienne et à Voloda, et j’articulais très haut, très nettement ce qui, dans mes propos, me semblait frappant ou comique ; puis, quand le flot des allées et venues m’isolait d’elle, je me taisais, et la causerie n’avait plus le moindre charme.

De plus, quand les Ivins arrivèrent, au lieu de prendre plaisir à me retrouver avec Seriosha, j’éprouvai un secret dépit de ce qu’il allait voir Sonitshka, et probablement se faire remarquer d’elle.


— On va danser ici, ce me semble, avait-il dit en entrant… C’est le cas de mettre ses gants…

Frappé de cette remarque, je courus à nos armoires, où je ne trouvai que nos mitaines de voyage, en tricot vert, plus un gant lilas qui ne pouvait me servir, d’abord parce qu’il était très vieux et très sale, et en second lieu parce qu’il y manquait un doigt, coupé par Karl Ivanitch, bien longtemps auparavant, pour panser une légère blessure qu’il s’était faite à l’index.

Ne sachant plus comment sortir d’embarras, j’invoquais mentalement Natalia Savishna, qui, si elle eut été là, me serait à coup sûr venue en aide. Ses tiroirs, pareils au sac des vieilles fées, renfermaient des trésors en tout genre. J’étais au désespoir ; Voloda se montrait plus philosophe. — Il faudra demander à grand’mère, — avait-il dit. Je descendis quatre à quatre, et, m’approchant du fauteuil où elle trônait : — Je n’ai pas de gants, lui dis-je tout bas, penché à son oreille. — Quoi, petit ?… — Je n’ai pas de gants, répétai-je plus haut, mais déjà très confus. — Et qu’est ceci ? dit-elle, saisissant ma main que j’avais oubliée dans le vieux gant lilas, trois fois trop large pour moi… Regardez, madame, ajouta-t-elle,