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voyaient jouer avec nous sous la conduite d’un élégant précepteur. Le second, Seriosha, m’avait captivé à première vue par sa beauté originale. L’expression hardie de son Irais visage, ses belles lèvres rouges, toujours entr’ouvertes, et derrière lesquelles étincelaient deux rangées de dents blanches, son nez retroussé, ses cheveux noirs, ses yeux bleu foncé, me plaisaient au-delà de ce que je pourrais exprimer ici. Le voir ou tout à fait sérieux, ou riant tout à coup aux éclats, d’un rire vibrant et communicatif, — car il ne souriait jamais, — le voir ainsi me rendait heureux. Trois ou quatre jours passés loin de lui me rendaient triste. Je souhaitais, au moment de m’endormir, que mes rêves me le fissent voir. De ce sentiment profond, je n’aurais voulu parler à personne. Quant à lui, — soit qu’il éprouvât quelque gêne à se voir sans cesse contemplé avec cette ferveur étrange, soit qu’il n’eût aucune sympathie pour moi, — il préférait bien évidemment jouer et causer avec Voloda. N’importe : je n’exigeais rien, je n’attendais rien, heureux ainsi, et prêt à lui tout sacrifier. À cette bizarre fascination se mêlait une crainte extrême de l’offenser en quoi que ce pût être. Le mobile de cette peur, je l’ignore ; mais je le craignais, bien certainement, autant que je l’aimais. Il avait, en parlant, l’habitude de cligner les yeux, et chacun, si ce n’est moi, trouvait que cette grimace gâtait sa jolie figure. Je la trouvais au contraire tout à fait charmante, et je me mis à l’imiter, ce qui me valut un mauvais compliment de ma grand’mère. Que n’aurais-je pas donné pour embrasser mon idole tout à mon aise, lui prendre la main et la caresser !… Mais ce désir était combattu en moi par celui d’imiter les « grandes personnes, » et je m’abstenais de toute familiarité, même de l’appeler Seriosha, parce que tout le monde chez nous l’appelait Serge[1].

J’admirais sa fermeté de caractère, qui ne se démentait jamais, et qu’il manifestait à tout propos dans nos jeux. Un jour, entre autres, qu’il avait le rôle du voleur, et moi celui du gendarme, en s’élançant du fourré pour attaquer les voyageurs, — la scène se passait au jardin, — il trébucha et donna contre un arbre si violemment que je le crus blessé de la manière la plus grave. Oubliant mon rôle, je courus à lui pour le soutenir et le soigner. — Allons donc !… Y pensez-vous ? me dit-il… Est-ce ainsi qu’on joue ?… Arrêtez-moi !… Pourquoi ne m’arrêtez-vous pas ?… — Il m’apparut à ce moment comme un héros ; mais ce héros était sans pitié pour les autres comme pour lui. Nous avions parmi nos camarades le fils d’un pauvre étranger qui avait eu quelques obligations à mon grand-père ; on nous l’envoyait souvent, plus souvent que nous ne l’aurions désiré, car Ilinka Grap, grand garçon de treize ans, mince,

  1. Serge, nom russe, a pour diminutif Seriosha.