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posa la main sur la manche brodée du bel uniforme, elle serait bien certainement arrivée si elle n’eût consulté que ses désirs… Elle m’a écrit que Pierre lui avait proposé de l’amener, mais qu’il lui avait fallu refuser, leurs revenus ayant été réduits cette année… D’ailleurs, dit-elle encore, Lubotshka est bien jeune pour venir à Moscou, et les garçons auprès de moi seront aussi bien que si elle était là pour les surveiller… Quant à eux, c’est fort bien ; l’existence de la campagne ne leur convenait plus… L’aîné a déjà treize ans, le cadet onze… Et ce sont de petits sauvages… Vous l’avez pu voir, ils ne savent même pas se présenter dans un salon…

— Fort bien tout cela ! reprit le prince ; mais je ne comprends pas ces doléances en matière d’argent… Il a un fort joli revenu. Quant à Natalia, elle possède Chabarovska, où nous avons joué ensemble la comédie, chère cousine, et que je connais comme ma poche. Or c’est une très belle propriété, et qui rapporte gros.

— S’il faut vous dire toute ma pensée, reprit grand’maman avec un accent mélancolique, — et je vous la dois comme au meilleur ami que j’aie, — tout ceci me semble un prétexte pour mener la vie de garçon, passer la journée au club, dîner en ville… que sais-je encore ?… Et elle ne soupçonne rien… Vous connaissez sa douceur angélique, sa candeur d’enfant… Elle croit à tout ce qu’il lui dit… Il lui persuade que les enfans ont besoin de Moscou et qu’elle doit rester là-bas, tête-à-tête avec une stupide institutrice : elle le croit… S’il lui conseillait de battre ses enfans comme la princesse de tout à l’heure bat les siens, elle le croirait de même… Ici la physionomie de grand’mère devint méprisante ; elle prit un mouchoir pour essuyer ses joues, sur lesquelles roulaient quelques larmes… — Oui, mon ami, recommença-t-elle, j’ai souvent pensé qu’il ne la comprenait, ne l’appréciait pas… Et avec toute sa bonté, tout l’amour qu’elle lui garde, tout le soin qu’elle met à masquer sa tristesse, — dont j’ai fort bien démêlé le secret, — elle ne saurait être heureuse avec lui… Or, si elle ne l’est pas, voyez-vous…

Grand’mère, s’interrompant, enfouit son visage dans son grand mouchoir brodé.

— Ah ! bonne amie, dit le prince sur le ton du reproche, tâchons d’être raisonnable… Pourquoi s’attrister à propos de vaines chimères ?… C’est mal, très mal… Je le connais depuis longtemps… C’est un bon et tendre mari, et, — ce qui est l’essentiel, — c’est un parfait gentilhomme…

Comprenant que j’assistais à une conversation qui n’était nullement destinée à mes oreilles, je me dérobai sur la pointe des pieds et dans une agitation difficile à décrire.


Les Ivins étaient trois garçons de notre âge que leurs parens en-