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mais de tous les personnages qui défilèrent devant ma grand’mère, le prince Ivan Ivanitch est celui qui me laissa l’impression la plus vive. Il portait magnifiquement ses soixante-dix ans, et sa belle prestance militaire, à la fois calme et franche, lui gagna mon cœur tout d’abord. Le fait est que nonobstant le mince hémicycle de cheveux qui contournait son front chauve et la position de sa lèvre supérieure, qui laissait deviner de graves lacunes le long de ses gencives, Ivan Ivanitch était un fort beau vieillard. Son noble caractère, sa remarquable bravoure, sa haute mine, l’influence de sa famille, et tout particulièrement sa bonne chance, lui avaient fait fournir une brillante carrière à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci. Préparé dès sa jeunesse aux devoirs de l’éminente position où il était arrivé, les épreuves, les déceptions qui avaient pu se rencontrer dans sa vie, — comme elles se rencontrent au sein de toute prospérité humaine, — lui avaient laissé le calme de sa nature, l’élévation de sa pensée, les tendances religieuses et morales de son intelligence, suffisante d’ailleurs, mais non supérieure. Placé très haut, il avait pris l’habitude des généralisations et l’aversion des menus détails. Il était froid et d’une politesse parfaite : sa froideur le protégeait contre les demandes indiscrètes qui l’assiégeaient de toutes parts ; sa politesse, plus sincère, venait d’une sensibilité réelle. Il était instruit à la manière d’autrefois, ayant lu tous les philosophes, tous les écrivains du XVIIIe siècle, et il aimait à citer les classiques du temps de Louis XIV. De l’histoire, il savait tout ce que Ségur en peut enseigner, et pouvait au besoin, s’il ne lui semblait plus à propos de se taire, risquer çà et là une remarque sur Goethe, Schiller ou Byron. Il lui fallait du monde, partout et toujours, — à Moscou comme dans ses terres, — et à certains jours il voyait à peu près toute la ville. Un mot de lui accréditait un homme dans tous les salons, et les belles dames à la mode se montraient éminemment flattées quand ses lèvres paternelles effleuraient leurs fronts de nacre ou leurs joues rosées.

J’osais à peine lever les yeux sur ce grand personnage tout resplendissant de dorures et de décorations, le seul que grand’mère n’intimidait point, et qui se permettait de l’appeler familièrement « ma cousine. » Quand on lui eut montré mes vers, il m’appela, me prédit la gloire d’un second Derjavin, et me pinça la joue si fort que j’en aurais pleuré bien certainement, si j’eusse pu méconnaître tout ce que cette caresse avait de flatteur.

Il y eut un moment où, les autres visiteurs étant partis, je restai seul avec grand’maman et le prince.

— Et pourquoi notre chère Natalia Nicolajevna n’est-elle pas venue ? demanda tout à coup ce dernier après un silence.

— Ah ! mon cher, répliqua grand’maman, qui, baissant la voix,