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« ce méchant garnement aurait dû être battu comme plâtre… Mais comment ne pas lui pardonner ?… Il était si drôle ! »

— Vous battez donc vos enfans, ma chère ? demanda grand’maman, qui prit grand soin d’accentuer ces mots : vous battez.

— Hélas ! chère tante, je connais vos idées à ce sujet, répondit gaîment la princesse, jetant à mon père un regard d’intelligence ; mais permettez-moi de ne pas être de votre avis… J’ai beaucoup lu, beaucoup réfléchi sur l’éducation… Ma conclusion a toujours été que pour obtenir quelque chose des enfans il fallait s’en faire craindre. Or, je vous le demande, que craignent-ils, si ce n’est une poignée de verges ?… Je parle des garçons, bien entendu… Pour les petites filles, c’est une autre affaire.

— Quelle fée ! pensai-je, et comme je suis heureux de n’être pas son fils !

— À merveille ! dit grand’maman… Chacun a ses idées. — Mais, en disant ceci, elle repliait mes vers et les cachait sous la boîte de Karl Ivanitch. Avec une pareille manière de voir, la princesse n’était pas digne qu’on les lui montrât. Elle venait cependant de prendre garde à nous, et le plus gracieusement du monde demandait à nous être présentée.

— Baisez la main de la princesse, nous dit papa… Elle embrassa Voloda sur les cheveux et réclama les droits que « la parenté » lui donnait à notre affection ; mais grand’mère, toujours hostile : — Eh ! ma chère, est-ce que la parenté compte maintenant ?

— Celui-ci, se hâta d’ajouter mon père en montrant Voloda, sera un homme du monde,… et celui-ci un poète, ajouta-t-il au moment où je posais mes lèvres sur la petite main desséchée de la princesse. — Lequel ? demanda la princesse. — Ce petit Riquet à la Houppe, répondit mon père en souriant.

— Qu’a-t-il à faire de ma houppe ? me demandais-je en me retirant, fort peu satisfait, dans un coin de la chambre. N’aurait-il pu trouver à parler d’autre chose ?…

J’avais sur la beauté les théories les plus saugrenues. Je regardais Karl Ivanitch comme un des plus charmans garçons du monde ; mais je me savais fort laid, et ne pouvais nourrir à ce sujet aucune illusion. Aussi étais-je facilement blessé par la moindre allusion à mon extérieur. Maman m’avait bien des fois consolé en me disant qu’à force de sagesse et d’esprit je pourrais faire oublier ma laideur, et j’en étais convaincu le plus souvent ; mais de temps en temps je désespérais, me disant qu’il n’y a pas de bonheur ici-bas quand on a les lèvres si épaisses, le nez si gros et de petits yeux gris comme les miens.

La cour de l’hôtel, toute cette journée, fut remplie de voitures ;