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sentis si mal à l’aise, si triste, si désolé, que j’aurais voulu me sauver quelque part, afin d’éviter de tels adieux. Je venais de comprendre, et seulement alors, que, tout en embrassant mon père, elle prenait déjà congé de nous. Elle donna plusieurs baisers à Voloda, et fit sur lui le signe de la croix. Quand je crus mon tour venu, je m’avançai ; mais elle le prit encore dans ses bras à plusieurs fois. Enfin je l’embrassai, me serrant contre elle tant que je pouvais, et pleurant, pleurant… Cette fois je ne songeais plus qu’à mon chagrin.

En traversant le vestibule pour aller nous installer dans la voiture, nous étions à chaque pas arrêtés par d’importuns domestiques. Leur formule invariable : — permettez que je vous prenne les mains ! — les baisers bruyans qu’ils nous appliquaient sur l’épaule, l’odeur de suif qu’exhalaient leurs chevelures, tout cela produisait sur moi une sorte d’irritation. Aussi ne déposai-je qu’un baiser assez maussade sur la blanche coiffe de Natalia Savishna, lorsqu’elle vint prendre congé de moi. Singulier phénomène de mémoire ! je me rappelle parfaitement la figure de tous ces gens, et je les dessinerais tous dans le plus menu détail ; mais celle de maman et l’attitude qu’elle avait alors se sont complètement effacées de mon imagination. C’est sans doute, réflexion faite, que je n’éprouvai pas une seule fois le désir de lever les yeux sur elle. Il me semblait que, si nous nous regardions, notre chagrin deviendrait intolérable.

Je sautai dans la berline et pris une des places du fond. De là je ne pouvais plus rien voir, mais un instinct secret me disait que maman était encore là. — Faut-il ou non la regarder encore ? me demandais-je… Et je finis par me pencher pour jeter un dernier coup d’œil du côté du perron. Au même moment, cédant à la même impulsion, ma mère avait fait par derrière le tour de la voiture, et je l’entendis m’appeler. À sa voix qui s’élevait ainsi tout à coup près de mon oreille, je me retournai, mais si brusquement que nos têtes se choquèrent… Elle sourit tristement et me donna un dernier baiser, plus fervent que les autres.

Nous étions déjà partis quand je voulus encore la regarder. Le vent soulevait le mouchoir bleu qu’elle avait noué sur son front. Inclinée en avant et la tête dans ses deux mains, elle remontait le perron. Foka l’aidait à marcher. Pour moi, je me sentais dans la gorge une espèce de contraction qui me fit craindre d’étouffer. Une fois sur la route, nous vîmes au balcon s’agiter un mouchoir blanc ; je fis flotter le mien à la portière, et ce mouvement me calma un peu. Mes larmes coulaient encore ; mais, je ne sais comment, voyant dans ces larmes une preuve de mon affection, je les trouvais douces et consolantes. Puis la croupe du « timonier, » qui galopait de mon côté, attira peu à peu mon attention. Je remarquai les mouvemens de sa