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sonnages porteurs de cafetans et de barbes touffues. On n’entrait jamais dans ce cabinet que sur la pointe du pied et en parlant tout bas, ce qui lui donnait à mes yeux quelque chose d’auguste. J’entendais mon père, dont la voix s’élevait, et une odeur de cigare venait jusqu’à moi ; puis des bottes craquèrent, j’ouvris les yeux. Karl Ivanitch traversait le bureau sur la pointe du pied, mais avec une physionomie où se peignait une sombre résolution, et, tenant un papier manuscrit, il alla frapper doucement à la porte du cabinet ; elle s’ouvrit et se referma derrière lui.

— Pourvu que rien n’arrive ! pensai-je… Karl Ivanitch est capable de tout une fois qu’on l’a offensé…

Là-dessus je m’assoupis de plus belle.

Rien n’arriva cependant, si ce n’est qu’au bout d’une heure on entendit encore un craquement de bottes. Karl Ivanitch sortit du cabinet, la tête basse, essuyant ses joues avec son mouchoir, et marmottant je ne sais quoi dans sa cravate. À peine était-il monté, que papa vint dans le salon.

— Savez-vous ce que je viens de décider ? dit-il à ma mère.

— Et quoi donc, cher ami ?

— D’emmener Karl Ivanitch avec les enfans. Il y a place dans la voiture. Ces petits sont habitués à lui. Sept cents roubles par an ne sont pas la mort d’un homme. Et puis ce pauvre diable n’est vraiment pas méchant…

Mon père était un homme du XVIIIe siècle. Il avait la confiance chevaleresque, la vaillante audace qui caractérisa la jeunesse d’alors. Pour les gens de notre époque, il avait une espèce de mépris, provenant d’abord d’un orgueil inné, mais ensuite peut-être aussi de ce qu’il n’avait plus, vis-à-vis d’eux, cette attitude influente et conquérante que jadis il avait pu faire accepter. Le jeu et l’intrigue étaient ses pensées dominantes. Il avait, dans le cours de sa vie, perdu et gagné des millions.

Grand, mince, marchant à petits pas, d’une allure singulière, haussant volontiers les épaules, avec de petits yeux qu’animait un perpétuel sourire, un grand nez aquilin, des lèvres irrégulièrement coupées, dont la gaucherie n’était pas sans charme, un défaut d’articulation qui entraînait une espèce de grasseyement, une tête parfaitement chauve, — c’est ainsi que je retrouve mon père dans mes souvenirs. Cet extérieur lui avait suffi pour être un homme à bonnes fortunes et plaire à tous sans exception, plus spécialement à ceux dont il voulait gagner le cœur.

Il avait l’art d’être toujours en première ligne. Sans appartenir à la plus haute société, il vécut sans cesse avec les personnages qui la composent, et se fit toujours estimer d’eux à force de confiance