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bonnet de peau d’agneau, essuie avec son mouchoir sa chevelure et sa barbe roussâtres, puis enjoint aux femmes de se relever. Le beau cheval bai de mon père, leste et fringant, la tête sans cesse en branle, fouette de sa longue queue les taons qui le harcèlent sans pitié. Les deux lévriers, dont la queue se recourbe en faucille, franchissent lestement les éteules hérissées et piquantes. Le bavardage de nos gens, le bruit des chevaux et des chars, le cri joyeux des cailles, le bourdonnement des insectes en suspension dans l’air tiède, l’odeur des champs, l’éclat du blé, la fumée émanant des chevaux, mille ombres, mille accidens de lumière sur ces champs dorés qui reflétaient les rayons dorés, l’azur foncé des bois lointains, les nuages d’un blanc léger teinté de lilas, les fils de la Vierge flottant à la brise et envahissant la plaine entière,… je voyais, j’entendais, je comprenais tout cela.

À l’entrée des bois de Kalinovo, nous retrouvâmes la calèche, et de plus, — ceci comptait pour une surprise, — une telega attelée d’un seul cheval, sur laquelle siégeait le sommelier. Sous la paille, on voyait poindre le bec de l’urne à thé, l’appareil tubulaire où on glace la crème, plus différens paquets et caisses d’aspect fort attrayant. Il n’y avait pas à s’y tromper : on prendrait, en plein air, du thé, des glaces, mille gourmandises. En plein air, dans le bois, assis sur l’herbe !… quelle joie !

Turka cependant, quitte à n’en faire ensuite qu’à sa tête, exécutait religieusement les instructions de mon père sur la manière de nous partager et de nous placer, puis, les chiens déliés, la laisse rattachée à la selle sans qu’il eût mis pied à terre, il disparut en sifflant derrière les taillis de bouleaux. Les chiens, humant l’air et trottant çà et Là, comme pour s’essayer, partirent au galop de tous côtés.

— Vous avez un mouchoir ? me dit mon père… C’est bien… faites-en une laisse pour ce lévrier.

— Gizana ? demandai-je, prenant un air de connaisseur.

— Précisément… Suivez le sentier, et quand vous rencontrerez une petite prairie, arrêtez-vous-y ;… puis vous me rapporterez un lièvre.

Mon nœud fait, je partis à toutes jambes, entraînant Gizana…

— Plus vite !… plus vite !… vous arriverez trop tard, me criait papa, s’amusant à mes dépens. Gizana s’arrêtait à chaque instant pour dresser l’oreille, attentif aux cris des chasseurs. Mes petits bras ne suffisaient pas à l’entraîner de force, et j’en fus réduit une fois à lui crier à tue-tête : Allons donc, avance !… Gizana partit alors, et de si bon train que je trébuchais tous les dix pas. Nous arrivâmes ainsi au poste indiqué. Là, choisissant un bel endroit, bien uni, bien ombragé, parmi les racines énormes d’un chêne al-