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de ma naissance. Notre précepteur, le digne Karl Ivanitch, — il était Saxon et s’appelait Meyer, — nous mena, mon frère Voloda[1] et moi, au sortir de la classe du matin, près de ma mère, qui préparait le thé. L’eau bouillante tombait dans la théière, et quelque peu sur le plateau. Ma mère suivait l’opération d’un œil attentif ; pourtant elle ne s’aperçut ni de ceci ni de notre arrivée.

À gauche du sofa, un piano anglais. Ma brune sœur Lubotshka y promène ses mains, qu’a rougies un récent lavage à l’eau froide, et les études de démenti lui donnent évidemment beaucoup de mal. Elle avait onze ans, et ne pouvait faire ses octaves qu’en arpèges. À côté d’elle se tenait Maria Ivanovna ou Mimi (la gouvernante), en bonnet et rubans roses Son visage rougeaud et grognon prenait toujours, à l’aspect du précepteur, une expression plus sévère : elle ne répondit aucunement à sa révérence, et continua plus impétueusement que jamais à battre du pied la mesure : — Une, deux, trois !… Une, deux, trois !…

Sans prendre autrement garde à cette impolitesse, le précepteur Karl Ivanitch alla comme d’ordinaire poser ses lèvres sur la main de maman. Elle secoua les pensées qui obscurcissaient sa douce physionomie, et pendant que le précepteur baisait sa main, elle-même s’inclina pour baiser ses tempes ridées et grisonnantes ; puis elle lui fit une question qui nous concernait, et qu’il n’entendit pas, car il avait l’oreille un peu dure. Alors, se penchant sur la table, une jambe en l’air, Karl Ivanitch souleva le bonnet rouge qu’il ne quittait guère par crainte des rhumes, et avec une politesse qui me semblait le beau idéal de la courtoisie chevaleresque : — Veuillez m’excuser, Natalia Nicolaevna !…

— Arrêtez un instant, Mimi ! dit ma mère, lorsqu’en souriant elle eut, sans plus de succès, répété sa question.

Maria Ivanovna fit un signe, et, le piano cessant, la surdité du brave Allemand diminua de moitié.

— Vous avez pleuré, vous ! me dit ma mère, qui avait pris ma tête à deux mains et la tenait renversée en arrière.

Je ne voulais pas répondre, mais baisant mes yeux : — Vous avez pleuré, reprit-elle cette fois en allemand… Pourquoi ces larmes ?

— C’est à propos d’un rêve, répliquai-je à contre-cœur… Et je tremblais à la seule idée de raconter ce rêve, qui m’avait montré ma mère morte. Heureusement on ne m’adressa pas de nouvelles questions, et la conversation prit un autre cours.

Ma mère avait mis à part sur le plateau quelques morceaux de sucre destinés à l’élite de la domesticité. Bientôt elle s’alla installer devant le métier à broder placé près de la fenêtre. — Allez voir

  1. Abréviation de Vladimir.