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Il en avait une seconde, la confiance dans la toute-puissance de l’homme. C’était aussi en 1789 la conviction générale que l’homme est maître de la société comme de lui-même. Si la société n’a pas été et n’est pas ce qu’elle doit être, ce sont les lumières, pensait-on, qui ont manqué et qui manquent encore aux hommes. Le progrès indéfini, qui est la loi de l’humanité, les leur donne et les leur donnera de plus en plus. Fort de sa bonté native, de ses lumières progressives et de sa puissance souveraine, l’homme réformera, réorganisera, créera à nouveau la société.

Quand je qualifie d’erreurs ces croyances superbes, c’est que la question suprême à laquelle elles se rattachent est pour moi résolue. Je ne crois ni à la bonté essentielle de l’homme, ni à sa souveraineté ici-bas. Il est à la fois capable du bien et enclin au mal, à la fois libre et sujet. «S’il se vante, je l’abaisse; s’il s’abaisse, je le vante, » dit admirablement Pascal. La condition de l’homme est haute et sa nature plus haute encore que sa condition; mais il y a de la dépendance dans sa condition et de la révolte dans sa nature. L’observation philosophique reconnaît en lui ces contrastes, comme les affirme le dogme chrétien. Quand l’homme les méconnaît, c’est qu’il se méprend sur lui-même et sur sa place dans l’univers; c’est qu’il oublie Dieu et se croit Dieu. Dans son orgueilleux élan vers son généreux dessein, la génération de 1789 a vécu et agi sous l’empire de cette immense erreur. C’est là le venin qui a si promptement altéré les sources de la révolution française, et mêlé tant de mal à tant d’intentions et d’espérances excellentes. On a coutume d’imputer tout ce mal à la lutte des intérêts opposés et des mauvaises passions mutuelles, aristocratiques ou démocratiques, absolutistes ou radicales. Il est vrai, ce sont là les acteurs qui occupent le devant de la scène et la remplissent de leur bruit; mais ils n’y sont pas seuls, et ils n’ont garde de s’y produire sous leur vrai nom et leur propre figure; aux intérêts égoïstes et aux mauvaises passions il faut des voiles qui les couvrent, et c’est toujours dans des idées fausses et spécieuses qu’ils les cherchent et les trouvent. Cet honneur reste à l’homme dans ses égaremens, qu’il a besoin non-seulement de les cacher, mais de les justifier aux yeux de ses semblables et aux siens propres. Plus le trouble social est grand, plus on peut tenir pour certain qu’un grand trouble intellectuel l’accompagne et l’accompagnera obstinément.

Lorsque aujourd’hui, au sein de la tranquillité et de la froideur publiques, on considère d’un esprit libre ces idées que je signale comme des erreurs graves et puissantes, on ne peut se défendre d’un profond étonnement. Comment de telles idées ont-elles jamais pu s’accréditer et dominer à ce point? N’est-il pas évident, aux yeux du simple bon sens, que les hommes ne sont pas tous égaux.