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de plus haut, et même quand elles leur déplaisent, quand leur volonté les repousse, ils se sentent, dans leur âme, tenus de leur obéir. Ce n’est pas la volonté des hommes, c’est la justice et la sagesse intrinsèques des lois et du pouvoir qui font leur droit à l’obéissance. Ce qui est vrai, c’est que les hommes ont droit à des lois justes, à un régime juste, et par conséquent à des institutions qui les leur garantissent. C’est là le but et la loi suprême de la société.

Il n’est pas vrai que le pouvoir légitime réside dans le nombre, car la justice et la sagesse ne se rencontrent pas toujours dans les volontés de la majorité numérique, et elle ne saurait conférer essentiellement au pouvoir une légitimité qu’elle ne possède pas essentiellement elle-même. Ce qui est vrai, c’est que la majorité numérique, qui peut être, dans certains cas et dans certains temps, le signe extérieur de la raison et de la justice, est tenue, dans tous les temps et dans tous les cas, de se conduire selon la raison et la justice, et de respecter les droits de la minorité.

Il n’est pas vrai que tous les hommes soient égaux : ils sont inégaux au contraire, par la nature comme par la situation, par l’esprit comme par le corps, et leur inégalité est l’une des plus puissantes causes qui les attirent les uns vers les autres, les rendent nécessaires les uns aux autres et forment entre eux la société. Ce qui est vrai, c’est que les hommes sont tous semblables et de même nature, sinon de même mesure, et que la similitude de leur nature leur donne à tous des droits qui sont les mêmes pour tous, et sacrés entre tous les droits.

Ainsi rappelées à leur vrai sens et dans leurs justes limites, ces idées sont aussi salutaires que belles; mais quand les hommes n’ont pas été obligés par leur situation ou amenés par l’expérience à leur faire subir cette épuration, quand les vérités qu’elles contiennent sont obscurcies, altérées, corrompues par les erreurs auxquelles elles se prêtent, alors, et dans le premier emportement des esprits, la puissance de la vérité elle-même tourne au profit de l’erreur; les nobles instincts tombent au service des mauvaises passions; l’aliment vital devient un poison fatal.

La génération de 1789 a échoué sur cet écueil. Elle y a été poussée, non-seulement par ses erreurs politiques, mais par des erreurs morales qui étaient, à vrai dire, le principe et la source des erreurs politiques que je viens de signaler.

C’était la conviction du XVIIIe siècle et de la génération formée à son école que l’homme est essentiellement bon, et que, dans les sociétés humaines, le mal provient, non de la nature humaine, mais de la mauvaise organisation sociale et du mauvais régime politique. La confiance dans la bonté naturelle de l’homme était en 1789 l’une des colonnes de l’orgueil humain.