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Nous avons eu, pendant des siècles, ce mauvais sort que la noblesse française n’a pas compris ses vrais intérêts, ni joué, dans l’état, son vrai rôle. Soit influence de son origine, soit vanité, soit défaut de lumières et d’esprit politique, elle s’est isolée pour garder son rang; elle a mieux aimé rester une classe privilégiée que devenir la tête d’une nation. Elle est tombée, envers la royauté, dans une faute tout aussi grave; elle a préféré, tantôt l’indépendance, tantôt la vie de cour, au partage du pouvoir; les grands seigneurs ont aspiré à être, non les conseillers, mais tantôt les rivaux, tantôt les serviteurs du roi, et les gentilshommes, voués au service militaire, ont regardé le service politique comme une sorte de dérogeance; lieutenans ou cornettes, ils se croyaient au-dessus des conseillers d’état et des intendans. Ce mal a entraîné un autre mal : la royauté entravée, harcelée, dépouillée par la haute noblesse, a recherché, contre elle, l’appui de la bourgeoisie et du peuple; la bourgeoisie et le peuple, pour s’affranchir du joug arrogant de la noblesse, ont recherché, à tout prix, l’appui de la royauté. L’aristocratie n’a su prendre sa place ni dans le gouvernement de l’état, ni dans la cause des libertés publiques; la démocratie n’a grandi que dans l’alliance et au service du pouvoir absolu.

Ce fait n’a pas été particulier à la France; il s’est produit dans la plupart des grands états de l’Europe continentale ; presque partout, la noblesse, ne sachant être ni politique ni libérale, est restée étrangère et au gouvernement et au peuple; la démocratie, manquant d’alliés et d’appui pour ses libertés, n’a pu s’élever qu’à l’aide du pouvoir royal, et le pouvoir royal, profitant de l’alliance démocratique, a pu quelque temps être à la fois populaire et absolu.

Encore aujourd’hui et sous nos yeux, c’est dans cette voie que marche plus d’un grand état, au grand péril de son avenir.

Que tel ait été en France le cours naturel, et, comme on dit, fatal de la civilisation, je ne le nie point; mais, pour être fatal, un fait n’en reste pas moins justiciable de l’expérience et du bon sens : si les fautes des hommes, princes ou peuples, sont fatales, les conséquences le sont aussi, et le jour arrive où elles se révèlent si clairement qu’il y aurait folie à les méconnaître. Je tiens pour frappé de cécité politique quiconque aujourd’hui ne voit pas que le pouvoir absolu ne suffit point à la solidité des gouvernemens ni la démocratie à la fondation de la liberté. Le pouvoir a besoin à la fois d’être soutenu et d’être contenu : il lui faut, d’une part, l’influence et l’appui des hommes que leur situation place naturellement au niveau des grandes affaires de l’état, d’autre part la surveillance et le contrôle de tous les citoyens. La liberté, à son tour, a besoin d’être défendue et par ceux dont elle fait la sécurité et la force dans leur vie