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longent à l’infini. Il y a du mélodrame dans ce tableau. Quel fracas de formes et de couleurs ! tout resplendit, tout ruisselle, tout est mystérieusement énorme ; on ne sait plus ce qu’on voit, on ne sait plus ce qu’on entend, et l’auteur, sentant qu’il a beau jeu, poursuit devant l’auditoire aveuglé, assourdi, son incompréhensible exhibition. On n’est réveillé de ce cauchemar qu’au moment où paraît le chef-des-odeurs-suaves, pâle et long comme un flambeau de cire ; alors, diversion bienfaisante, on est pris d’un rire à la Rabelais, et l’on est vengé.

Montesquieu avait dit : « Les anciennes mœurs, un certain usage de la pauvreté rendaient à Rome les fortunes à peu près égales ; mais à Carthage des particuliers avaient les richesses des rois. » Que ces traits simples et forts parlent bien autrement à l’imagination ! L’historien, marquant d’un mot les différences des peuples, éclaire d’avance comme d’une lueur incendiaire l’issue de leur gigantesque lutte.

Ainsi, sachez-le bien, l’érudit, chez M. Flaubert, est détruit par l’artiste. Qu’il se souvienne ou qu’il invente, qu’il supprime ou qu’il ajoute, son œuvre est fausse. De l’atmosphère salubre de la science il nous a transportés dans une salle de spectacle où l’air est brûlé par le gaz. Cet or est du clinquant, ces richesses sont des oripeaux. J’avoue cependant que je passerais condamnation surtout cela ; je déclare que je suis tout prêt à oublier les prétentions archéologiques de l’auteur, s’il a su nous donner, même dans ce cadre impossible, quelque chose de la vie humaine et de l’éternelle passion. Qu’importe le théâtre ? C’est la pièce qu’il faut voir. Un grain de mil, un peu de poésie, et sans le moindre regret nous irons rendre au lapidaire carthaginois tous les diamans de Salammbô.

La fable que M. Flaubert a placée au milieu de la guerre inexpiable peut être brièvement racontée. La scène s’ouvre par une orgie des mercenaires dans les jardins d’Hamilcar. Attirée par leurs blasphèmes et leurs dévastations impies, la fille du suffète, en l’absence de son père, descend les escaliers du palais pour arrêter les profanateurs. Un cortège de prêtres l’environne, et elle-même, chantant et priant, apparaît comme une prêtresse aux barbares éblouis. L’un d’eux, le chef lybien Mâtho, comme un tronc de résine qu’une étincelle embrase, s’enflamme d’amour à la vue de la vierge. Quand elle disparaît, il s’élance après elle, et, ne la retrouvant plus, devient fou de colère et de douleur. Ce Mâtho est une nature de feu, un Hercule africain ; l’auteur a placé auprès de lui un esclave récemment affranchi, le Grec Spendius, ancien marchand de femmes, rusé, subtil, audacieux, qui va aiguillonner la souffrance du monstre pour le précipiter contre Carthage : au camp, dans les marches, dans les négociations avec les envoyés de la république.