Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/851

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tudes déchaînées apparaissent plusieurs figures distinctes, le Gaulois Autharite, le Grec Spendius, le Libyen Mathos, le Numide Naravase, llannon, Gescon, et surtout Hamilcar, qui domine tous les autres. Bien que les faits soient rapidement présentés et les personnages dépeints en quelques traits, tout est vivant, car tout parle à l’esprit. On s’étonne qu’avec si peu d’efforts l’historien exprime tant de choses, et l’on applique ici ces mots de La Fontaine parlant des maîtres de l’antiquité : « La simplicité est magnifique chez ces grands hommes. » Voilà le sujet qui a tenté l’auteur de Salammbô, et savez-vous ce qu’il a prétendu en faire ? On comprendrait à la rigueur une fiction romanesque introduite avec art dans ce cadre terrible ; nous voyons dans le récit de Polybe qu’Hamilcar avait une fille, et qu’un jeune Numide appelé Naravase ayant quitté l’armée de Spendius pour se joindre aux Carthaginois, Hamilcar fut si heureux de cette conquête qu’il lui promit sa fille en mariage. Naravase s’était présenté au camp d’Hamilcar avec une centaine de cavaliers ; comme les sentinelles, redoutant quelque ruse, hésitaient à les conduire auprès du chef, le Numide s’élança de son cheval, déposa ses armes, et seul, sans crainte, la tête haute, alla trouver le héros de Carthage au milieu de son armée. Ce fier jeune homme si prompt à changer de drapeau, cette sœur d’Annibal indiquée d’un mot par Polybe, tout cela pouvait provoquer un poète. Devant ces scènes d’une chevalerie barbare, l’imagination s’éveille volontiers, et M. Flaubert avait bien le droit de placer la peinture des passions humaines au milieu des horreurs d’une guerre sauvage ; mais non, une autre pensée l’occupait : au lieu d’accepter le large cadre de Polybe pour y déployer son roman, il n’inventait son roman que pour corriger l’œuvre de Polybe, — je dis pour la corriger et la refaire.

Un tacticien célèbre du XVIIIe siècle, le chevalier de Folard, dans ses interminables commentaires sur Polybe, se plaint qu’il ne raconte pas avec assez de détails cette bataille des défilés de la Hache où furent écrasés les rebelles. « Notre auteur, dit-il, passe un peu trop légèrement sur une si prodigieuse défaite, comme si c’était une bagatelle, et cependant c’est une affaire si complète et si décisive que je ne pense pas qu’on en ait vu de semblable. Rien ne me met plus de mauvaise humeur qu’une telle négligence. N’ai-je pas raison de m’en plaindre ? Cette action d’Hamilcar, qui fut le chef-d’œuvre et la couronne de son savoir dans l’art militaire, et le salut d’une république très puissante tombée dans les extrémités les plus tristes, cette action, dis-je, se trouve dépouillée d’une infinité de circonstances très importantes pour l’intelligence d’un événement si mémorable. Si l’auteur manquait de mémoires, au moins aurait-il dû nous apprendre qu’il en manquait… » Pourquoi faut-il, hélas !