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un délire passager. Pourquoi cela ? Parce que l’écrivain s’est donné une tâche impossible, et que l’impuissance unie aux prétentions orgueilleuses de l’esprit de système produit infailliblement ce double résultat : ou bien le lutteur, vaincu d’avance, cherche à se faire illusion lui-même par des affirmations intrépides, ou bien il s’irrite contre un sujet qui l’écrase.

Restituer tout entière la société carthaginoise, quand des hommes tels que Movers et Gesenius ont confessé leur impuissance, faire revivre la grande aristocratie phénicienne, comme si l’histoire pouvait être ici le guide du romancier, voilà ce qu’a tenté M. Flaubert. On devine aisément l’inévitable issue de son entreprise. Tantôt, entraîné par cette gageure, il brouille le peu de notions qui nous restent, il confond les âges si divers du monde qu’il prétend reconstruire, il invente ce qu’il ignorera toujours, il décrit ce qui n’a jamais pu vivre, il donne la même valeur aux conjectures plausibles et aux imaginations hasardées, il noie quelques débris de vérités dans un océan d’erreurs, et, tâchant de tromper le lecteur, il finit par se tromper lui-même ; tantôt, dans cette lutte contre un sujet qui sans cesse lui échappe, il s’emporte, il s’enivre de sa parole, de ses images, de ses héros, de ses dieux, de ses monstruosités de toute espèce, il se livre au Dévorateur et devient comme un prêtre de Moloch. En un mot, il y a ici plus d’exaltation que de vigueur ; le caractère de cette œuvre, c’est l’effort, un effort obstiné, acharné, ardent et maladif tout ensemble, un effort qui ne mène malheureusement ni à la vérité ni à l’émotion.

Polybe, dans son Histoire générale de la république romaine, aux quatre derniers chapitres du premier livre, raconte avec sa précision accoutumée la guerre des mercenaires contre les Carthaginois. Le tableau est bref, mais complet. L’épuisement de Carthage, l’agitation des mercenaires réclamant en vain leur solde, les terreurs de la ville, l’insolence croissante des séditieux, cette effroyable mêlée d’Espagnols, de Gaulois, de Liguriens, de Grecs, d’Africains surtout, qui s’excitent sans se comprendre, et, jaloux les uns des autres, rivalisent de fureur contre l’ennemi commun, le rôle des généraux, la mission de Gescon, la violation du droit des gens, l’attentat des barbares contre les envoyés de la république, la guerre devenue inévitable, les premières défaites d’Hannon, administrateur actif, mais le plus inexpérimenté des capitaines, Hamilcar prenant le commandement des troupes, sa tactique, ses victoires, les péripéties de la lutte, les alternatives d’espoir et d’abattement chez les Carthaginois, le siège de la grande cité punique, l’anéantissement des révoltés, et au milieu de tant d’événemens divers la hideuse férocité des deux partis, tout cela, dans le large tableau de Polybe, atteste le pinceau énergique et sobre d’un grand maître. Entre ces multi-