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contemporaine ; elle était donc nationale, indigène, et en même temps elle traduisait avec une si rare perfection quelques-uns des sentimens éternels de l’humanité, qu’on voulut en faire le modèle de toutes les littératures à venir. Cette façon de l’admirer devait lui être funeste. L’Europe eut beau subir son joug pendant une centaine d’années, l’heure de la révolte devait sonner tôt ou tard. La vie qui coule à flots de génération en génération, amenant sans cesse des idées nouvelles, pouvait-elle ne pas briser les formes réputées classiques, surtout quand ces formes n’étaient plus conservées que par la routine, et que l’âme divine s’en était envolée ? Il y eut donc une protestation contre la France au nom des littératures nationales. Or, en cherchant ce qui était national pour les peuples allemands, on trouva les vieux chants germaniques, les légendes populaires, et plusieurs critiques finirent par se persuader que la source merveilleuse où devait puiser l’Allemagne n’était autre que le moyen âge. De là le romantisme des Schlegel, de Tieck, de Novalis, de Brentano, lesquels, dans leur exaltation, allaient jusqu’à rayer Goethe et Schiller du livre d’or de la poésie. Schiller et Goethe (c’était là leur crime) avaient traversé le moyen âge sans s’y emprisonner ; leur vrai domaine, c’était le présent et l’avenir. L’un et l’autre ils peignaient l’humanité, la grande humanité, et non pas une époque enfantine regrettée par les romantiques comme une sorte de paradis perdu. Schiller chantait la liberté morale, l’effort de la vertu, et tendait au sublime ; Goethe, cherchant la beauté calme et fine, reproduisait plutôt, comme un miroir fidèle, les conditions naturelles de la vie. Schiller s’appelait idéaliste parce que son point de départ était une idée abstraite et qu’il chargeait cette idée de créer les personnages de ses drames ; Goethe se disait réaliste parce que son point de départ était la réalité, la nature, la vie, observées dans leurs phénomènes innombrables. Quand ces deux nobles intelligences s’unirent d’une amitié si étroite, elles se firent de mutuels emprunts ; Schiller se façonna davantage à l’étude du monde réel, Goethe s’éleva plus haut dans les sphères de la vie morale. Qu’on le remarque bien toutefois : alors même que Goethe n’avait pas encore subi l’influence de son ami, son réalisme était déjà une source de richesses, car l’observation chez lui n’était que le commencement de l’art, elle n’excluait pas le choix, le dessein, l’arrangement, la pensée enfin, c’est-à-dire la poésie. Quel contraste entre le procédé de Goethe et celui qui dans notre littérature courante a usurpé ce nom ! A n’en juger que par deux œuvres qu’un succès bruyant plutôt que sérieux désigne à l’attention de la critique, entre le réalisme de Goethe et le nôtre, il y a plus qu’un contraste, il y a un abîme.

Ces deux tentatives du même écrivain, — Madame Bovary et