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Les employés qui vivent aux environs de Londres, quelquefois même à vingt ou trente milles de la métropole, trouvent dans ce système plus d’un avantage. Somme toute, ils réalisent une économie, car la différence des frais de voyage se montre plus que compensée par une réduction assez forte sur le loyer de la maison ; les chemins de fer anglais offrent d’ailleurs de très grands rabais à leurs abonnés sous forme de season-tickets (bulletins pour trois ou six mois). Cette considération est-elle la seule ? Non vraiment ; j’oserais même dire qu’elle n’est que secondaire : les Anglais trouvent une source de satisfaction à diviser leur journée entre le travail et la famille. Une fois rentré chez lui, l’employé à la campagne se sent absolument délivré : il appartient à sa femme, à ses enfans, il s’appartient à lui-même ; le soir, il arrose les fleurs dans son jardin, il cultive son esprit par la lecture, il orne et embellit sa maison, une de ces jolies et élégantes villas comme on n’en rencontre que dans les villages de l’Angleterre. Vienne le dimanche, le septième jour, son âme, dégagée entièrement du fardeau des affaires, se repose sur l’immensité de la nature, sur un groupe de têtes blondes qui croissent au grand air et au grand soleil comme de jeunes plantes vigoureuses, sur les devoirs de la vie domestique succédant aux devoirs de la vie publique[1].

La Banque d’Angleterre a plus d’une tradition ; tous les habitans de Londres entre quarante et cinquante ans se souviennent à merveille de la « dame en noir » (lady in black). Un des employés a eu l’obligeance de me crayonner de mémoire cette figure tant soit peu fantastique. Un commis de la Banque avait été pendu ; ce n’était pas, on le devine bien, pour ses vertus : il avait commis des faux, crime puni alors de la peine capitale, et dérobé de l’argent à sa sœur. Cette même sœur, ne pouvant supporter un pareil coup, en perdit la raison. Sous l’impulsion du délire, elle visitait ou pour mieux dire hantait chaque jour la Banque comme une ombre pour y retrouver en même temps la trace de son frère et la trace de son argent. Que ce frère eût été exécuté, c’était une idée trop pénible qui ne pouvait entrer dans sa tête. Elle s’imagina plus volontiers qu’il avait été enlevé, jeté dans quelque retraite mystérieuse par les banquiers : de là ses rondes quotidiennes dans un édifice qui, par une association d’idées particulière à la monomanie, lui représentait tout ce qu’elle avait perdu et tout ce qu’elle espérait encore recouvrer. L’état mental de cette femme toucha de compassion les employés ;

  1. Trois officiers seulement ont le droit de vivre dans les appartemens de la Banque : ce sont le comptable en chef (chief accountant), le caissier en chef (chief cashier) et le secrétaire. Le caissier et le comptable forment en quelque sorte les deux grands pouvoirs de la Banque ; ils agissent l’un sur l’autre de manière à se contrôler et à se tenir mutuellement en échec.