Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/764

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

variété des idées et la grâce du style, la Muette est vraiment le chef-d’œuvre de M. Auber, ce n’est pourtant qu’un ouvrage de second ordre, à mettre à côté, peut-être même un peu au-dessous de la Favorite. Si j’avais à choisir parmi les compositeurs nés Français ceux qui, selon moi, représentent le mieux les progrès de l’art national depuis le commencement du siècle, je classerais mes élus de la manière suivante : Boïeldieu et M. Auber d’un côté, Méhul et Halévy de l’autre, et, au milieu de ces deux groupes, Hérold, qui seul porterait au front la flamme du génie !

Le Théâtre-Italien est pris cette année d’une activité et d’un désir de changement dont on a quelque peine à s’expliquer la cause. Pourquoi donc a-t-on été chercher i Lombardi, un des premiers opéras de M. Verdi, que le maître a refondu à Paris et qu’on a donné à l’Opéra sous le titre de Jérusalem ? Personne ne demandait à entendre un ouvrage qui a été composé à Milan en 1843, et pour l’exécution duquel il faut des voix jeunes et vigoureuses que le Théâtre-Italien ne possède pas. Y avait-il aussi nécessité de suivre gauchement l’exemple de l’Opéra-Comique en exhumant beaucoup trop tard la Serva padrona de Pergolèse avec M. Zucchini, qui ne possède pas la voix profonde de basse nécessaire pour exprimer les sentimens énergiques de Pandolfo ? Il n’y a que Mme Penco qui, dans le rôle de Zerbina, qu’elle a chanté et joué avec un brio admirable, nous ait révélé une qualité peu connue de son beau talent. On sait que tous les ans, aux approches du carnaval, le Théâtre-Italien livre aux sourires du public une sorte de caricature du Don Juan de Mozart : c’est ce qu’il vient de faire tout récemment au grand contentement des philistins, qui sont ravis de voir les plaies saignantes de cette œuvre divine. Il faut entendre cette exécution de Don Juan pour avoir une idée de l’état d’abaissement où se trouve l’art de chanter dans la capitale du monde civilisé. Excepté Mme Frezzolini, qui dans le trio des masques révèle la haute distinction de son goût et de son style de grande cantatrice, tout le reste est misérable. On pense bien que Mlle Patti, qui nous est apparue pour la première fois dans le rôle de Zerlina, n’est pas comprise dans ce jugement sévère. Elle paraît trop heureuse d’être au monde, cette vaillante et jeune virtuose, pour que l’on veuille troubler par des réflexions malignes sa joie et celle du public qu’elle enivre. Elle est aujourd’hui ce qu’elle était il y a deux mois, une enfant bien douée, une nature généreuse, intelligente, pleine de verve et de bonne humeur, et possédant une voix de soprano d’un timbre strident et d’une flexibilité admirable, qu’elle lance à travers champs comme un cheval fougueux. Elle va, elle court, elle sautille, elle gazouille comme un oiseau qui est enchanté de son propre ramage. Née dans les camps, Mlle Patti ne sait pas trop ce que c’est que le goût ; elle ignore les nuances du sentiment et la différence des styles et des genres. Elle chante la musique de Bellini comme celle de Donizetti ; elle est dans le rôle de Norma de Don Pasquale ce qu’elle est dans celui de Rosine du Barbier de Séville, une charmante et capricieuse bohémienne qui fait des tours de gosier merveilleux, et qui se