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Ce qui prouve que nous avons raison d’être modestes, c’est l’exécution actuelle de la Muette de Portici à l’Opéra. Le rôle de Masaniello, qui fut créé dans l’origine par Adolphe Nourrit, a été chanté dans la suite par Duprez, par MM. Gardoni et Poultier, qui disaient agréablement l’air du sommeil ; c’est M. Gueymard qui en est chargé aujourd’hui, et s’il fait ce qu’il peut pour rendre avec sa grosse voix les parties vigoureuses de ce beau rôle, il y manque complètement de distinction. M. Cazeaux, avec sa belle voix de basse, est bien dans le personnage de Pietro ; mais il n’y a que Mme Vandenheuvel qui chante et qui joue le rôle d’Elvire en grande artiste qu’elle est. Le personnage intéressant de Fenella a servi à faire connaître une jeune artiste, Mlle Vernon, qui a fait preuve, dans ce rôle difficile, de beaucoup d’intelligence et d’une vive sensibilité, bien qu’elle en ait un peu exagéré les manifestations. Mlle Laura Fonta, dont le véritable nom est Pointel, a débuté aussi dans le divertissement du troisième acte avec succès. Mlle Fonta a été immédiatement adoptée par cette joyeuse bande de la fashion qui décide, à l’Opéra, de la destinée des danseuses et des étoiles de première ou de seconde grandeur. Les chœurs, qui chantent avec beaucoup d’ensemble, le choix et le caractère des divertissemens, l’éclat de la mise en scène et tous ces détails si importans lorsqu’ils concourent à l’effet général d’un grand ouvrage, prouvent déjà l’influence salutaire de l’homme actif et prévoyant à qui est confiée la direction de ce magnifique établissement national.

Les trente-cinq ans qui se sont écoulés depuis la première représentation de la Muette ont assez légèrement glissé sur l’œuvre capitale de M. Auber. Si quelques mélodies et surtout quelques tournures de phrases ont un peu vieilli, le corps de l’ouvrage est aussi jeune que l’esprit et la personne de l’illustre compositeur, qui semble ne pas se douter qu’il est né en 1782 et qu’il a quatre-vingt et un ans. Ce qu’il y a de remarquable dans tous les ouvrages de ce maître charmant, c’est l’abondance de ce qu’on peut nommer le fluide musical, ce discours continu de l’orchestre qui ne s’interrompt que rarement, et sur lequel se développent les sentimens et les péripéties dramatiques sans que l’oreille soit privée de l’aliment sonore qu’elle recherche avant tout dans un drame lyrique. Il existe en effet deux familles de génies fort différentes dans les arts : l’une est composée de ces hommes généreusement doués en qui abonde l’élément essentiel de l’art qu’ils exercent, et qui sont avant tout poètes, peintres ou musiciens par droit de naissance et de vocation supérieure ; dans l’autre famille se trouvent ces natures vigoureuses, ces esprits sévères qui ne recherchent dans l’art que les moyens artificiels de manifester les sentimens qui les animent, et qui se préoccupent moins du charme et de l’élégance de la forme que de la valeur et de la vérité de la pensée. C’est à la première famille des génies lumineux et naturels, à la famille des mélodistes et des musiciens spontanés tels que Mozart, Cimarosa et Rossini, qu’appartient aussi le talent de M. Auber. Si par l’unité de la conception, par la vivacité du coloris, par la