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archéologie de l’humanité. S’il fallait prononcer quelle est la plus considérable parmi les choses d’esprit qui se sont faites de nos jours, on devrait citer peut-être les derniers progrès de l’étude du sanscrit. Toutefois les merveilles de l’érudition critique n’empêchent point que l’esprit même qui les a produites, s’il devient exclusif, s’il s’exagère et s’isole dans le domaine qui lui est propre, puisse, à l’exemple des philosophies destructives qui viennent d’être nommées, engendrer ou favoriser le doute sur le fond éternel de la science humaine, en l’absorbant dans la contemplation de ses manifestations successives, en réduisant aussi l’objet de la pensée à l’histoire de la pensée. Or le danger d’un tel doute est grand. On ne peut se dissimuler en effet qu’un système ou une simple méthode qui tendrait à confiner nos connaissances dans l’observation de ce qui passe, à savoir dans l’histoire, paraîtrait ne s’adapter que trop aisément à l’état actuel des esprits dans notre pays. Depuis 1789, c’est la politique qui a le plus influé sur les opinions en toutes choses. Les événemens ont plus que tout décidé de ce que nous avons pensé sur la législation, la religion, la morale même, enfin sur les sciences et les lettres. Or ce qui est arrivé dans ces derniers temps ne nous a que trop disposés à croire ou du moins à soupçonner que les faits dépassent de beaucoup les principes en importance. L’ordre dans lequel les premiers s’enchaînent les uns aux autres touche et domine plus notre intelligence que la liaison logique qui rattacherait les seconds à leurs conséquences. On aime mieux chercher ce qui doit arriver que ce qu’on devrait faire, et dans cette disposition on est d’humeur à écouter ceux qui soutiendraient que la meilleure ou même la seule science humaine est celle qui, par l’examen des monumens de tout genre, retrouve ce qui s’est passé sur le globe, et le décrit en l’expliquant. L’examen, c’est la critique ; la description, c’est l’histoire : l’explication serait toute la philosophie. Toutes trois passeraient ainsi sous le joug des faits qui sont arrivés. On doit entrevoir les rapports qui mettraient cette doctrine, contre le gré même de ses plus habiles interprètes, en accord avec la politique des faits accomplis.

Tout le monde est aujourd’hui assez hégélien pour savoir ce que c’est que le devenir. On me comprendra donc, si je me sers de cette expression pour indiquer ce qui a pu manquer à la science dépourvue de la critique historique. Il lui manquait la connaissance du devenir. Descartes n’a pas l’air de se douter des modifications qu’éprouve l’esprit humain dans son cours. Quand Malebranche offrait de donner toutes les annales des peuples pour ce qu’aurait pu savoir Adam, il témoignait de son mépris pour les fruits du temps. Rousseau, soit qu’il étudie la constitution de la société, soit qu’il