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la cause. Les Anglais sont aujourd’hui loyaux, comme ils disent eux-mêmes, envers le pouvoir ; mais ils n’ont pas reçu la liberté comme un don que le pouvoir leur aurait octroyé en récompense de leur docilité. Toutes les conquêtes de la liberté en Angleterre ont été faites contre le pouvoir et sur le pouvoir. Ce n’est pas la royauté qui a créé la liberté ; c’est la liberté au contraire qui a fait la royauté à son image. La liberté anglaise a décapité un roi, elle a chassé une dynastie ; elle a soumis la race qu’elle a appelée sur le trône à l’observation de lois fondamentales qui assuraient les droits des citoyens ; elle a fait reconnaître ses prérogatives par la couronne avant d’accorder elle-même au pouvoir de ses princes un consentement qui est devenu la plus puissante force monarchique qu’il y ait en Europe. Dans l’accomplissement de cette œuvre si longtemps orageuse, les fondateurs de la liberté anglaise et la nation avec eux n’ont reculé devant aucun obstacle, ne se sont laissé décourager par aucun péril, ont soutenu toutes les luttes, en bravant les troubles qui en étaient l’accompagnement inévitable. La paix est faite aujourd’hui : la concorde de la nation libre et du pouvoir respecté, si justement admirée par l’empereur, s’est consommée sous le règne d’une honnête et intelligente souveraine, assistée par le prince accompli qu’elle pleure ; mais la guerre durerait encore, la liberté bouillonnerait encore, comme dit Montesquieu, dans le feu des séditions, et la royauté anglaise vacillerait dans une situation fausse, si cette royauté n’avait pas reconnu et respecté dans la liberté même les bases indispensables de la société et du pouvoir.

Ainsi le pouvoir monarchique en Angleterre, après avoir longtemps lutté contre la liberté, a été dompté par elle et a fini par se pénétrer de son esprit au même degré que la nation. Voilà la vraie cause du respect et en quelque sorte de l’attachement chevaleresque que les Anglais de notre temps professent pour la personne de leur reine. Ils savent que la reine est imprégnée d’esprit libéral, qu’elle a pour les droits des citoyens un respect jaloux et religieux. De là cet accord de la liberté et du pouvoir qui excite à si bon droit l’admiration de l’empereur. Nous pourrions, à l’appui de notre opinion, invoquer presque le propre témoignage de cette personne devenue aussi auguste par sa douleur que par son rang, la reine Victoria elle-même. Un monument moral vient d’être élevé à la mémoire de l’homme si distingué qui partagea discrètement avec la reine pendant tant d’années heureuses les charges du pouvoir : c’est la collection des discours publics du prince Albert. Ces discours sont précédés d’une introduction qui n’est autre chose qu’un portrait du prince Albert, un portrait minutieux, délicat, plein de tendresse. C’est la reine, l’éditeur du Prince consort n’en fait pas mystère, qui a fourni avec la mémoire fidèle de son cœur les traits de cette figure regrettée. Étude digne d’être signalée aux contemporains et à l’histoire, étude psychologique d’un grave et doux intérêt, qui ne fait pas moins d’honneur à la femme dans la souveraine qu’à l’homme dans le prince !