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préserver les machines de la rouille, on les fait marcher à vide. Les cheminées ne fument plus depuis longtemps, et le seul lieu qui ne soit pas absolument désert dans cette vaste solitude est le bureau, où l’on voit se glisser timidement et un à un les ouvriers qui autrefois assiégeaient bruyamment dès le matin les portes de la manufacture. C’est là en effet que s’exerce la charité, qui seule a survécu à la prospérité, et dans laquelle seule se déploie encore l’ancienne richesse des propriétaires. Quoique sur plus de 1,000 ouvriers MM. B... n’en emploient plus guère qu’une douzaine pour maintenir la propreté de l’établissement, ils les paient tous à raison de deux jours et demi par semaine. Ils leur donnent ce salaire à leur choix soit en argent, soit en bons de vivres sur leur propre magasin, et ils ont établi pour cela une cuisine et un dépôt de provisions analogues à ceux des comités. Cent cinquante feux sont entretenus chez les plus pauvres par la charité des autres ouvriers, qui trouvent encore le moyen d’économiser, sur leurs salaires réduits, quelques pence pour leur fournir le charbon nécessaire. Ce détail n’est qu’un exemple saisissant de l’appui que dans ces circonstances si dures pour tous se sont prêté mutuellement les ouvriers. L’on peut estimer en gros à 110 ou 120 liv. sterl. par semaine, c’est-à-dire de 143 à 156,000 fr. par an, la dépense imposée à MM. B... simplement pour l’entretien de leurs ouvriers. Il faut ajouter à cela les taxes qu’ils ont à payer pour leur filature, particulièrement celle des pauvres, et enfin l’intérêt du capital, aujourd’hui improductif, immobilisé dans ces immenses établissemens, pour se faire une idée de ce que la crise du coton coûte par jour aux grands filateurs du Lancashire.

Une objection a du se présenter à l’esprit de bien des gens à la vue des immenses sacrifices accomplis d’abord par les manufacturiers et plus tard par la nation, pour donner le pain quotidien à toute une population sans ouvrage : n’aurait-on pas pu trouver aux ouvriers privés du travail des manufactures d’autres occupations?

Plusieurs raisons s’y opposaient, et il faut qu’elles soient bien fortes, puisque non-seulement les ouvriers et les maîtres intéressés dans la question, mais le gros public, si libéral dans ses dons, ne se sont point arrêtés à cette idée, et semblent convaincus que la charité est en ce moment le seul remède à ce mal. Les ouvriers des filatures forment une population à part; il paraît qu’elle émigra vers la fin du dernier siècle des comtés agricoles de l’est à l’époque où une cruelle famine y sévissait : heureusement le développement subit de la fabrication du coton coïncida avec cette famine, et les laboureurs de l’est trouvèrent dans le Lancashire une nouvelle et plus lucrative manière de gagner leur vie. La dispersion de cette population anéantirait pour bien des années la première industrie