Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/68

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

manquait le plus, l’imagination. L’imagination est devenue la qualité brillante et commune de nos écrivains ; mais c’est la sirène avec tous ses charmes et tous ses dangers. Elle sait tout orner, tout parer, tout feindre ; elle purifie l’immonde et embellit l’horrible. Pour elle, la forme, la couleur, la proportion, rien n’est exact et vrai, et, pénétrant en reine et en magicienne, comme Médée, jusque dans la littérature sérieuse, elle a falsifié l’histoire, la philosophie, la politique. C’est ainsi que même d’éminens talens, qui ne croyaient point au-dessous d’eux les intérêts du pays et de la société, ont pris l’outré pour le grand, le chimérique pour l’idéal, et en perdant ce sentiment du vrai et du possible, sans lequel on ne fait rien pour le peuple, ils l’ont fait perdre au peuple lui-même. Compromettant une noble cause, ils ont achevé de repousser la tribu des esprits sensés et timides dans les scrupuleuses défiances et les consciencieuses craintes de la raison effarouchée. Ils ont, en les scandalisant, aliéné tous ces honnêtes gens dont ils ont fait des misanthropes par découragement. Ils ont développé autour d’eux cet instinct timidement et étroitement conservateur, utile auxiliaire pour les gouvernemens, mais qui, dans le temps où nous vivons, ne suffit pas pour les sauver.

Ainsi se recrutait, même avant 1848, l’armée des sages alarmistes, qui s’effraient un peu trop du mal pour en discerner le remède, et qu’une juste peur de l’anarchie précipite dans la servitude. Rien n’est plus naturel, rien n’est plus digne d’égards que la sollicitude de fidèles amis de l’ordre qui s’inquiètent et s’indignent de tout ce qui paraît le menacer. Ils sont les appuis nés de tout pouvoir régulier ; mais il doit être permis de leur dire qu’ils sont sujets à tomber dans une faute très dangereuse en politique, très fréquente dans les temps difficiles, très habituelle du reste à notre nation, la faute de n’avoir qu’une idée à la fois. C’est une grande imprévoyance, parce qu’on craint pour l’ordre, de ne plus penser à la liberté ; l’erreur contraire a fait de ses coups dans nos révolutions : celle dont je parle n’est pas moins funeste. L’une a rougi le pavé de nos places publiques d’un sang ineffaçable ; mais, si l’autre n’eût existé, est-il bien certain que ces mêmes places eussent été jamais foulées par les pieds des chevaux nourris aux bords du Don et du Volga ?

Entre tant d’autres influences sociales qu’il faudrait réconcilier à jamais avec la liberté, la religion et les lettres me semblent donc au premier rang. Traiter la liberté en ennemie, c’est l’irriter plutôt que l’affaiblir, et l’église n’a rien à gagner à n’être pas de son temps, à suivre la fortune de l’absolutisme. Quant au talent littéraire, l’indifférence politique ne le constate pas, elle le dégrade