Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/674

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et il y a six ans, vous venez de le dire, vous vous êtes aimés, vous avez senti confusément et pour la première fois que votre destinée était désormais de vous dévouer l’un à l’autre. Est-il donc impossible, puisque vous avez vécu comme eux, que ce soit aujourd’hui à votre tour de mourir comme ils sont morts?

Roger se tut. Il avait fini de parler qu’Ernest et Clémentine l’écoutaient encore. L’étrangeté de son récit les saisissait; ils s’effrayaient de ces coïncidences bizarres de leur propre existence avec celle de Martial et de Léonie. Les âmes de ces infortunés n’étaient-elles point passées en eux? En quittant la vie, ne leur avaient-ils point légué l’amour dont ils avaient vécu, dont ils étaient morts. Dans les divagations logiques de Roger, ils ne distinguaient plus le mensonge de la vérité. Ils se débattaient vainement contre l’oppression d’un mauvais rêve. Ainsi qu’il arrive dans un sommeil assiégé par de folles terreurs, ce fut par un soubresaut du corps qu’Ernest s’éveilla et reprit possession de lui-même. Il respira longuement et dit en souriant à Roger : — Vraiment, monsieur, vous me feriez peur; mais heureusement, si, comme vous le croyez, nous ne sommes autres, madame et moi, que Martial et Léonie, nous n’avons pas du moins à courir le dernier danger auquel eux et vous avez succombé, nous n’avons point d’ami qui puisse nous exposer par une imprudence.

— Qu’en savez-vous? Si cet ami funeste vous était venu tout à coup, si c’était moi!

— Vous !

— Oui, moi, qu’une fatalité inouïe condamnerait ainsi à amener les mêmes malheurs, si je n’avais pour la déjouer plus de force et plus de lumières qu’autrefois.

— Ah ! monsieur, s’écria Clémentine, vous me faites frémir. Expliquez-vous !

— Ce matin, reprit Roger, j’ai rencontré M. Lannoy : je l’appelle ainsi parce que j’ignore le nom du mari de madame; mais c’était bien M. Lannoy, qui est mort il y a six ans, que j’avais vivant sous les yeux. Je n’ai pu vaincre mon émotion, et je suis allé à lui comme j’ai été à vous. Alors il m’a traité de fou, et moi, pour me venger, dans un mouvement de colère et sans calculer la portée de mes paroles, je lui ai dit qu’il était trompé par sa femme.

— Oh ! qu’avez-vous fait là, monsieur! s’écria Clémentine.

— Comment était-il ? demanda Ernest.

Roger décrivit le visage et le costume de l’étranger qu’il avait accosté le matin. Il ajouta qu’il tenait une valise à la main.

— C’est lui, c’est bien lui! dit Clémentine.

— Ce doit être en effet ton mari, murmura Ernest.

— Mais, dit naïvement Roger, nous devons nous battre demain