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le bois celles des allées où une solitude presque entière leur serait assurée. Roger s’abandonnait à une douce mélancolie. Le soleil, qui s’abaissait à l’horizon, perçait de rayons obliques le feuillage encore épais. Un voile de brume excessivement léger flottait dans l’air, et le seul bruit qu’on entendît était le lointain roulement des voitures. Ces dernières et belles journées d’automne n’invitent pas comme le printemps à l’espérance et au bonheur; mais elles préparent aux tristesses résignées de la vie et les font envisager sans effroi. On se rappelle les beaux jours, et, si traversés qu’ils aient été par l’orage, ils conservent l’auréole de la force, de la sève et de la jeunesse qu’on y a dépensées. Roger oubliait ainsi l’heure présente et se réfugiait dans le passé. Jadis, à cette même place, ses amis lui donnaient rendez-vous, soit pour lui faire quelque confidence, soit pour lui demander un service. Presque toujours il y était le premier, et, de même qu’il attendait aujourd’hui, il attendait alors. Bientôt une voiture s’arrêtait à l’une des grandes allées. Un homme et une jeune femme en descendaient et s’avançaient en causant. L’homme avait une noble et fière tournure; la femme était charmante. À cette époque de l’année, ils faisaient craquer sous leurs pas les feuilles jaunies qui tombaient des arbres. Ils arrivaient jusqu’à Roger; mais souvent ils étaient si occupés l’un de l’autre qu’ils ne le voyaient pas. D’ailleurs il se cachait pour ne pas les gêner. Ils s’en retournaient et revenaient encore. C’étaient bien eux. C’était bien le teint pâle de Martial, son œil noir, son front intelligent, sa fine moustache. C’étaient bien aussi les cheveux châtains de Léonie, ses grands yeux bleus, son frais visage. Martial écoutait Léonie. Que lui disait-elle? Toutes les grandes petites choses de l’amour. Le plus ordinairement ils se contemplaient, se souriaient, se serraient les mains; mais quelquefois ils étaient pensifs : il y avait une ombre à leur beau ciel. Léonie subissait ces craintes instinctives qu’a toute femme coupable, qu’elle confie en tremblant à son amant, que celui-ci, pour la consoler, traite de chimères, et qui cependant éveillent en lui de soudaines angoisses. On sent trop bien que cet amour que l’on se jure éternel n’a peut-être qu’une heure à lui.

Tel était le tableau que sa mémoire avait retracé à Roger. Peu à peu cette vision de son esprit s’était offerte à ses yeux. Il avait cru réellement voir Martial et Léonie; mais il avait craint, s’il leur parlait, qu’ils ne s’évanouissent comme les apparitions d’un rêve, et il n’avait rien dit. Ils avaient plusieurs fois passé à ses côtés, joyeux d’abord, tristes ensuite. A un dernier tour qu’ils firent, l’illusion devint si forte que Roger se décida, ainsi qu’il en avait coutume autrefois, à aller vers eux pour les distraire de leur chagrin; mais ses amis, quand il eut fait quelques pas, l’examinèrent avec étonnement et ne semblèrent point le reconnaître.