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remords et les chagrins de la vengeance accomplie. Sans doute Roger avait été le confident de la femme, l’ami de l’amant, le commensal du mari. S’il avait été pris d’une si vive colère en s’entendant traiter de fou, n’était-ce point que sa raison avait été ébranlée, et, si elle l’avait été, n’était-ce point encore qu’il avait pu, par une imprudence, déterminer la catastrophe, ou qu’il n’avait point su l’empêcher? En ce moment, sous l’oppression de ce souvenir, quel qu’il fût, il marchait escorté d’images funèbres. Il entrevoyait peut-être des ombres chères et suppliantes qui lui tendaient les bras. Aussi, par degrés, le sentiment de la réalité lui revenant au milieu du rêve, il se félicitait de son prochain combat avec ce ménechme de l’homme qu’il avait tant haï, avec cet homme lui-même, car, pour lui et par suite de mystérieuses déductions psychologiques, cet inconnu était M. Lannoy, à qui n’était point révélé le secret de sa seconde existence. Il le tiendrait enfin à la pointe de son épée, et lui ferait expier ce qu’il lui avait infligé durant des années entières de tortures et de regrets.

Avec cette pensée anticipée du triomphe, Roger eut l’apaisement de la haine satisfaite. Son visage, auparavant bouleversé, s’éclaira, puis redevint songeur. Roger méditait. Il avait l’enchaînement logique des idées étranges, et de ces idées, que d’ailleurs il s’était rendues familières au point de les avoir converties en système, découlaient pour lui des conséquences qui se précisaient de plus en plus dans son esprit. Puisque le hasard, aux premiers pas qu’il avait faits dans Paris, l’avait mis en présence de M. Lannoy, puisqu’il était possible, ainsi qu’il se l’était imaginé, que ce mort reparût sous des traits vivans après des années écoulées et tel qu’il était descendu dans la tombe, ce ne devait point être là un fait isolé, mais la manifestation d’une loi générale. Il lui était permis de croire que les êtres qu’il avait aimés pourraient se retrouver quelque part comme celui qu’il avait détesté et sous la forme qu’ils avaient autrefois. La vie humaine, après tout, n’est qu’un drame qui finit pour recommencer sans cesse, et dont les acteurs, qui semblent disparaître dans un dénoûment heureux ou funeste, remontent le lendemain sur les planches avec les mêmes passions et le même visage, et n’offrent un spectacle nouveau qu’à celui qui ne les a pas vus la veille. Puisqu’il venait de se heurter à l’un des acteurs du drame de sa propre vie, pourquoi les autres ne seraient-ils pas à côté de celui-là, prêts à lui donner la réplique? La femme de cet inconnu, l’homme qui probablement lui faisait la cour, pouvaient n’être pas, ne devaient pas être des étrangers pour lui. Leurs noms vinrent ainsi, sans qu’il en eût conscience, aux lèvres de Roger, les noms de Martial et de Léonie. Il les prononça d’abord en frémissant, puis avec un orgueilleux sourire. Ne savait-il point d’avance les péripé-