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d’avoir ses dieux. Pour tout dire, il est très vrai que le paganisme était en théorie le culte de la joie, de la vie et de la nature, culte très séduisant d’abord pour l’esprit, parce qu’il enseigne en apparence l’amour de la création et du créateur, des vieux dieux barbus auteurs de toutes les énergies naturelles; mais par ce fait même, hélas! dans ses dernières conséquences, le gracieux culte ne devait être que le déchaînement effréné de tous les penchans naturels; il devait aboutir à des saturnales, aux spoliations des proconsuls, aux latifundia sans culture, à l’avilissement, à l’épuisement, à l’asservissement général. Ajoutez les brutalités de la conquête barbare, les sauvages appétits des races neuves qui avaient jeûné pendant des siècles, les chefs chevelus adoptant seulement ce qu’il y avait de plus mauvais dans la décadence romaine : le libertinage, le fisc et l’absolutisme, — et dites ensuite si c’est du christianisme seul qu’est venu ce règne de l’épouvante qui s’est organisé en son nom! Ah ! la terreur était là bien avant le christianisme ! La nouvelle notion de pureté morale que l’Évangile apportait n’a fait que la spiritualiser : elle l’a transformée en effroi de l’enfer et du démon, en effroi de soi-même. La famille, l’amour, la paternité, la pensée, toutes les forces de l’âme humaine, dites-vous, avaient été données à Satan, proscrites comme diaboliques? Est-il bien sûr qu’on eût eu besoin de lui donner tout cela et qu’il ne l’eût pas pris à l’avance? Comment l’homme ne se serait-il pas défié de son semblable, de lui-même, de l’amour de la nature, de toutes les formes de la vie? Il avait abusé de tout; pendant des siècles, il avait prouvé qu’il n’avait pas de conscience pour contenir ses passions, que tout penchant, tout désir était sûr de le trouver sans défense, d’éclater chez lui comme une force aveugle, furibonde, sans scrupule, — et l’humanité avait fait naturellement ce que fait M. Michelet : de l’abus elle avait conclu contre l’usage.

Je sais qu’au moyen âge il y avait un élément particulier qui rendait la terreur plus terrible et l’oppression plus étouffante : c’était le spiritualisme de sa foi, la pureté même, l’ambition morale de l’idéal enseigné par l’Évangile. Les meilleures choses sont celles dont l’abus est le plus redoutable. Cette violente volonté d’atteindre plus haut que la nature humaine devait devenir rage et délire contre les passions rétives, rage de se martyriser chez le saint, dépravation forcenée chez ceux qui, en partageant l’épouvante, avaient conscience de violer la loi, de préférer le mal.

Mais ce principe même d’ascétisme, ou du moins l’idée philosophique sur laquelle l’ascétisme s’est appuyé, est-ce bien l’Évangile qui l’avait fournie? L’idée ne serait-elle pas sortie plutôt de Platon et de l’idéalisme asiatique, c’est-à-dire du paganisme qui restait dans les esprits quand vint le christianisme, et qui s’était arrangé