Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/638

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entraîne, ce qui permet de féconder les esprits. Il a la pensée vivante et heureuse de vivre, la parole inspirée qui suit le sentiment dans ses caprices, ses retours, ses demi-contradictions, qui n’ont pas eu le temps de se concilier. Il a l’émotion toujours prête à jaillir au moindre contact, à pénétrer la pensée pour la transformer en tableaux colorés, ardens, qui intéressent à la fois l’intelligence, les passions, la volonté, les sens mêmes : cela s’appelle imagination. En France, je n’en connais pas de plus souple, de plus imprévue, de plus ailée que celle de M. Michelet. Avec lui, ce n’est plus la déclamation un peu raide et en droite ligne de M. Hugo, la poussée d’un esprit qui se contracte pour chasser tout ce qu’il renferme vers un seul point et le faire jaillir comme par une même issue. Ce n’est pas davantage l’amplification un peu rhétoricienne de M. de Lamartine. A côté de M. Michelet, de cet esprit sans cesse renouvelé et dilaté sur un monde si vaste de questions, nos plus brillans fantaisistes, nos plus pétulans créateurs, semblent monotones dans leur inspiration. Sous l’abondance de leurs combinaisons, sous la multitude des forces avides de s’ébattre, je n’aperçois que peu d’idées pour les mettre en mouvement; je ne trouve nulle part la richesse intérieure, l’inépuisable variété, la légèreté éthérée de l’imagination de M. Michelet.

En apparence il y avait là de quoi lui tailler une sorte de royauté, à lui d’ailleurs qui avait une tribune aussi bien qu’une plume. L’histoire lui appartenait. Qui eût pu avoir, qui a jamais eu comme lui le don de la rendre intéressante? Il en fait un poème héroïque et pourtant vrai, une vision et pourtant une réalité ; il en fait l’épopée des esprits, des énergies invisibles qu’il voit dans les choses, esprits aimés ou détestés, esprits amis ou ennemis, dont il suit la lutte avec une ardeur passionnée. Et cependant, malgré tous ces avantages, malgré la sympathie et l’enthousiasme que M. Michelet a éveillés autrefois autour de sa chaire, je ne distingue pas nettement ce qu’il a laissé de lui dans les intelligences, ce qu’il en a laissé, non pas à l’état d’impressions, d’entraînemens, d’exaltations (toutes choses fluides qui vont sans cesse se déformant en nous, qui se modifient au mouvement de notre vie et qui fondent au premier changement de vent), mais bien à l’état d’idées définies et définitivement arrêtées. Augustin Thierry a légué une théorie qui ne peut s’oublier, que chacun est forcé de se rappeler, ne fût-ce que pour la contester. Sismondi a beau être peu lu parce qu’il flatte médiocrement les tendances nationales : par son histoire, il a jeté dans la circulation une doctrine de toutes pièces, le credo libéral du cénacle de Genève et de Coppet. Ainsi de M. Guizot : quoique moins doué du privilège d’attirer, il a mis sa personnalité dans une foule de jugemens qui demeurent. Comment se fait-il que je sois obligé