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— Mais, remarqua Gian-Gianu, puisque tu étais si près du casotto, comment n’as-tu pas vu le meurtrier? La nuit était claire, et le seul endroit où il eut pu se cacher dans ce pays découvert, c’est précisément le bois d’où tu débouchais.

— Je l’ai vu fuir à travers champs; il se courbait pour échapper aux regards, et je n’ai pu le reconnaître. Vous pensez bien d’ailleurs, seigneur Gian-Gianu, que moi, qui n’aime pas qu’on entre dans mes affaires contre mon gré, je ne vais pas me mêler des affaires des autres sans en être prié.

Gian-Gianu eut beau presser Beppo de ses questions; Beppo, qui était sur ses gardes, eut réponse à tout et demeura impénétrable. Évidemment ce n’était point le bandit qui avait commis le meurtre, car il ne se fût pas donné tant de peine pour soigner un homme frappé par lui. Évidemment aussi il avait reconnu le meurtrier, mais c’était un secret qu’il voulait garder pour lui seul. Gian-Gianu suspendit donc un interrogatoire inutile. Ses soupçons se portaient dans deux directions bien opposées, allant tour à tour de Gambini aux Paolesu. L’inclination mutuelle d’Elisa et de Sercomin n’était un mystère pour personne. Bien qu’elle eût été élevée dans la simplicité des mœurs patriarcales de l’île, Efisa avait le goût instinctif des choses élégantes; elle avait donc bientôt ressenti pour le brillant officier un attrait que n’avait su lui inspirer aucun des rudes montagnards dont elle avait été jusqu’alors entourée. Quant à Sercomin, le charme avait agi plus promptement encore, et dès le jour où il avait vu Efisa chez M. Feralli, il l’avait aimée. Gian-Gianu, qui suivait avec un dévouement caché, mais absolu, les démarches de sa cousine, savait tout cela ; il savait aussi que, quelques mois auparavant, l’aîné des frères Paolesu, Esteban, avait recherché Efisa en mariage et avait essuyé un refus. La jalousie avait-elle armé le bras de ce prétendant évincé? Esteban n’était ni aimé, ni estimé dans le pays, son caractère était dur et sombre. D’un autre côté, les allures mystérieuses de Gambini pendant la journée précédente et son départ étrange au milieu de la nuit donnaient grandement à réfléchir à Gian-Gianu.

Arrivés au madao, ils trouvèrent Sercomin déjà étendu près du foyer sur le matelas que venait d’apporter le berger. Le blessé eut la force de tendre la main à Gian-Gianu; mais l’effort qu’il fit pour parler amena des flots de sang à sa bouche. Beppo, que les nécessités de sa vie d’aventures avaient fait quelque peu chirurgien, pratiqua à chaque pied une petite saignée, et Sercomin respira plus librement.

— Il va pouvoir parler, .dit Beppo, visiblement inquiet, en tournant les yeux du côté des deux bergers qui se tenaient debout à la