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daigne des masses colossales de roches et de terre se détacher brusquement, et entraîner au loin la toison d’arbres qui les recouvrait. La montagne, hier encore parée de verdure, apparaît nue et chauve aujourd’hui. La forêt qui en couronnait les cimes est descendue vivante du sommet dans le précipice. On ne trouve dans ces solitudes immenses que de rares vestiges du passage de l’homme, — quelquefois un arbre calciné et fouillé à la base par les bandits, qui allument leurs feux nocturnes au pied des grands chênes, ou bien encore des fûts puissans couchés à terre par la hache du bûcheron, — témoignages de l’activité industrielle, qui pénètre enfin là comme partout. M. Feralli lui-même avait obtenu du bois habilement débité d’un seul arbre les matériaux de trois grandes barques côtières.

Après une longue promenade à travers ces futaies magnifiques, nous rentrâmes à la ferme, où des hôtes que l’armateur ne m’avait pas annoncés, que lui-même n’attendait pas, étaient réunis. C’étaient trois jeunes officiers de l’état-major sarde que déjà M. Feralli avait eu occasion de recevoir dans sa maison de Monteleone. Le gouvernement piémontais les avait envoyés en mission dans l’île, et les avait spécialement chargés de quelques travaux topographiques dans les districts d’Oristano et d’Alghero. Lors de leur passage à Monteleone, M. Feralli leur avait complaisamment vanté ses chasses de Minutades; il les avait même engagés à venir juger par expérience de ses richesses forestières, et les jeunes officiers se rendaient à cette invitation, en se félicitant de l’heureuse coïncidence qui les faisait se rencontrer avec le maître du logis.

Le souper nous réunit après quelques minutes d’une conversation cordiale. Je pus alors observer les nouveau-venus plus à l’aise. Deux de ces officiers étaient de jeunes Piémontais de bonne naissance, mais de manières assez vulgaires et fort entichés de leur gentilhommerie, au reste pleins de loyauté, francs buveurs, francs chasseurs et braves soldats. Le troisième, Vénitien, éloigné par l’exil de sa ville natale, leur était de beaucoup supérieur. Brun, grand, bien fait, il n’avait rien de cette naïve et bruyante fatuité qui accompagne si souvent l’uniforme militaire. C’était une nature éminemment italienne, fine, élégante, douée de cette réserve et de cette mesure qui procèdent des délicatesses de l’esprit sans exclure les entraînemens du cœur.

A la fin du dîner, on vint dire tout bas à M. Feralli que quelqu’un le demandait. — Ah ! enfin ! s’écria-t-il, je commençais à craindre qu’il ne vînt pas. — Deux minutes après entrait dans la salle, le fusil sur l’épaule, un homme de quarante-huit à cinquante ans, taillé en athlète, et qui promena sur nous un regard à la fois résolu et cauteleux. Il était entièrement vêtu de peaux de bêtes. Deux pis-