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galerie tourné vers le jardin, je m’arrêtai tout à coup. Une ombre blanche était accoudée sur la balustrade, elle se retira vivement et rentra dans une des chambres qui ouvraient sur cette face de la maison. Au même instant, j’entendais un bruit de pas sous le balcon : une autre ombre s’éloignait rapidement et se perdait sous les arbres. J’avais dérangé, cela était fort clair, des gens qui ne se plaignaient point trop de ne pas dormir.

Le lendemain même, nous devions partir pour la résidence habituelle de M. Feralli. La petite ville de Villanova-Monteleone, qu’habitait de préférence l’armateur, n’est pas fort éloignée de la côte occidentale, où nous venions de débarquer. Mme Feralli et sa fille voulurent rester quelques jours encore à la villa d’Alghero; nous partîmes, Feralli, Gian-Gianu, Gambini, Efisa et moi. Efisa montait un cheval noir de grande race sarde; trois domestiques nous suivaient. Je m’étais rapproché de Gian-Gianu. Le jeune gentilhomme campagnard se montrait d’une humeur loquace qui contrastait singulièrement avec sa taciturnité de la veille. Pour moi, je me sentais un peu préoccupé de l’incident de la nuit, et en regardant Efisa je m’étais assuré que l’ombre aperçue quelques heures auparavant sur la terrasse, c’était elle-même. Gian-Gianu cependant ne tarissait pas sur les bizarres coutumes de son île, et parmi de nombreux exemples de cette civilisation patriarcale il me citait l’usage qui permet à une jeune fille, sans se faire aucun tort aux yeux du prochain, de parler à celui qu’elle aime à toute heure du jour ou de la nuit, de sa fenêtre ou de son balcon. Un moment je me demandai si l’autre ombre entrevue dans la nuit n’était pas celle de Gian-Gianu; mais j’avais pu remarquer quelques traits du mystérieux promeneur : il avait un caban militaire, ne portait point la barbe longue comme Gian-Gianu, et son costume ne rappelait en rien celui de mon compagnon. J’arrivai donc bientôt, tout en écoutant d’une oreille un peu distraite les longs discours du jeune Sarde, a deux certitudes : Efisa était la femme que j’avais vue sur le balcon, et quant à l’homme qui s’était enfui à travers le jardin, ce n’était point Gian-Gianu... Mais alors pourquoi me parlait-il avec une si étrange insistance de cette coutume qui autorise les entrevues des amans dans des circonstances semblables à celles de l’entretien que j’avais troublé? Évidemment Gian-Gianu avait surpris cet entretien comme moi, il savait que moi-même j’avais pu reconnaître Efisa, et il rappelait à mon souvenir la théorie sarde sur les amours à distance, pour que sa cousine ne perdît rien à mes yeux de son prestige d’innocence. Gian-Gianu put comprendre à mes brèves réponses que j’interprétais ainsi ses paroles, et il ne tarda pas à retomber dans son mutisme habituel.