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me disais-je de mon côté. Dans un moment de colère, ne tuerait-il pas un homme comme il a tué son chien?

— En mer! en mer! cria bientôt Gianu, qui venait de faire avancer le canot. Nous y descendîmes tous ensemble, et quelques minutes après nous étions à bord de la felouque. M. Feralli alors me présenta aux dames.

La femme de l’armateur était Génoise, et sa fille l’était devenue. L’une avait encore, l’autre allait bientôt avoir ce genre de beauté luxuriante propre aux femmes de Gènes. Le caractère saillant de leur physionomie était une bienveillance docile. Toutes deux étaient vêtues comme les femmes des riches négocians de la ville : la coupe de leurs robes était empruntée aux journaux de modes français, et la couleur locale ne se révélait dans leur costume que par le pezzoto de mousseline qui formait leur coiffure.

La signorina Gambini était une figure d’une tout autre originalité. Grande, svelte, avec un visage d’un ovale charmant et presque enfantin, elle avait pourtant l’aspect sérieux et presque sévère : petite bouche vermeille avec un brin de moue, front uni et un peu étroit, yeux noirs, calmes et profonds. Son costume n’était pas tout à fait celui du pays d’Alghero : il rappelait cette région montagneuse et sauvage de l’île de Sardaigne qu’on nomme le Campidano d’Oristano, le pays où était née sa mère, et où elle-même avait été élevée. Sa taille était serrée dans une ceinture de velours noir brodée d’arabesques rouges. Sa poitrine, que cette ceinture fort basse et fort échancrée par devant laissait complètement dégagée, était, suivant l’usage général des femmes sardes, recouverte seulement d’une chemise de fine toile, dont le col brodé était retenu par un bouton de corail cerclé d’or. La ceinture se relevait par devant et par derrière en deux bandes étroites qui passaient par-dessus les épaules. Une jupe de drap écarlate, une écharpe flottante de soie complétaient ce gracieux costume. Les cheveux d’Efisa, d’un châtain foncé, à reliefs fauves et lumineux, étaient séparés sur le front et soutenus par un étroit ruban de velours rouge auquel s’attachait un voile, véritable peplum en soie paille et bordé de franges d’or, qui descendait jusqu’aux pieds.

La felouque volait vers Alghero. Mme Feralli et sa fille étaient assises sur des plians à côté d’Efisa, qui, accoudée au bastingage, promenait sur la mer des yeux distraits. M. Feralli et moi, nous étions debout en face d’elles. Gambini, appuyé contre le mât, fouillait du regard les rochers de la côte où pouvait apparaître quelque chèvre sauvage, et rechargeait gravement son fusil. Près de lui, Gian-Gianu, les bras croisés, les yeux fixés sur le pont de la felouque, semblait humer avec insouciance la fumée odorante d’un cigare de