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dernière pente de la montagne, et où Gian-Gianu me proposa d’entrer. J’acceptai cette offre, certain que la halte ne nous prendrait que quelques instans. La cabane était précédée de l’ovile, enceinte réservée aux troupeaux et formée de pieux entrelacés de traverses. Au bruit qui annonçait notre arrivée, un jeune homme couvert d’une large soubreveste en peau d’agneau parut sur le seuil. Derrière lui vinrent presque aussitôt son frère et un vieillard de fière mine. Celui-ci me prit la main avec un empressement à la fois digne et cordial qui rappelait vraiment les âges bibliques. Nous étions invités dès lors à passer une heure dans un madao ou hutte de berger sarde. Nous entrâmes. L’habitation à l’intérieur se composait d’une seule pièce, dont le foyer, entouré d’un cercle de briques au milieu duquel s’élevait l’antique trépied, occupait le centre. Il y avait en ce moment grand feu dans le foyer et beaucoup de fumée dans la cabane, car un trou obliquement pratiqué dans le toit n’offrait qu’une issue bien insuffisante à l’épaisse vapeur qui remplissait le madao. Les préparatifs du dîner commencèrent sous nos yeux : deux baguettes supportant l’une un double quartier d’agneau, l’autre les entrailles de l’animal (un des mets les plus recherchés de la cuisine sarde), furent exposées habilement par le père et un des fils à la flamme du foyer, pendant qu’un autre dressait le couvert. Carlo Stefenoni, à qui nous devions cette hospitalité rustique, avait quatre fils : il possédait quatre cents moutons et six-vingts (cent vingt) bœufs. Il était propriétaire du salto de Dentolaccio et de deux tancas sur San-Govino. Tandis qu’il nous donnait ces détails, ses derniers fils, suivis de deux énormes chiens, entraient dans la cabane, et quelques instans après les deux rôtis d’agneau fumaient, entre un plat de légumes et un plat d’œufs durs, sur la table de chêne, où on avait posé encore, avec une corbeille pleine de petits pains blancs de forme bizarre, une vaste terrine contenant côte à côte des saucissons et des fromages caillés. Deux vases d’argile semblables aux amphores antiques complétaient le service, et l’on pouvait puiser dans l’un de l’eau fraîche, dans l’autre un vin épais, mais savoureux.

L’histoire de cette honnête famille me fut racontée pendant que nous faisions honneur au rôti d’agneau et à la cordula d’entrailles. Le vieillard regrettait, disait-il, de n’avoir pu nous recevoir comme il l’aurait voulu. Il avait perdu depuis cinq ans sa pauvre fille Maria : c’était aux filles de son voisin Brangiu qu’il devait recourir pour pétrir le pain et faire les fromages ; il s’attendait même à voir un de ses fils le quitter bientôt pour se marier. Toutes ces confidences étaient faites sans amertume. Le repas fut court. D’après les combinaisons de Gian-Gianu, il fallait arriver à Porto-Conte avant quatre heures, et il était près de midi. Nous prîmes au bout de quelques