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heures de bossoir, alors que les lames venaient balayer les gaillards ; mais dormaient-ils sur le pont de l’Etoile, dans ces longues nuits sénégalaises, si tièdes, si parfumées, malgré les moustiquaires que leur donnait l’administration coloniale, dont ils riaient d’abord comme d’une mauvaise plaisanterie, et qu’ils se hâtaient, après quelques nuits d’expérience, de tendre avec des soins si attentifs ?

Les distractions intellectuelles supprimées par les insectes et le climat, il reste celles de l’action : — la guerre, les explorations, la chasse. La mission pacifique que nous poursuivions, l’éloignement de notre seul ennemi, Al-Agui, le prophète d’Aloar, rendait la première impossible ; les deux autres se prêtent un mutuel appui. Aussi le lendemain de notre arrivée, à cinq heures, au moment où l’aube venait de poindre à l’horizon, je débarquais avec Co-Caï, le capitaine de rivière, et deux de mes laptots, sur la rive gauche du fleuve, au milieu d’une immense prairie semée çà et là de grands bouquets de gonakés en fleurs, que dominait de loin en loin un tamarinier gigantesque. — En chasse, et chasse heureuse ! disais-je tout haut ; en chasse, mais gare aux lions, gare aux panthères, gare surtout aux serpens noirs, aux trigonocéphales ! me disais-je tout bas. — Pourtant quel Européen venant d’Europe écouterait les conseils de la prudence dans ces pays où un Mohican croirait trouver son paradis de chasse ? Des myriades de canards de toute espèce passaient déjà au-dessus de nos têtes en vols pressés ; les perdrix, les pintades faisaient, à quelques pas de nous, entendre leurs cris de rappel ; les outardes déployaient leurs grandes ailes en quittant leur refuge de la nuit ; les poules de Carthage jetaient à intervalles rapprochés ces notes si distinctes qui leur ont fait donner le nom ouolof d’ac-ka-lao, que nul chasseur n’entend sans tressaillir. Et n’était-il pas facile, malgré notre peu d’expérience, de reconnaître les traces toutes fraîches qu’avaient laissées à leur passage, pour venir s’abreuver, les antilopes, les gazelles, les sangliers, à côté de larges brèches faites à la berge même, et qui attestaient le voisinage des deux géans de ces parages, l’hippopotame et l’éléphant ? Qui résisterait à de pareilles séductions ? On se promet de bien regarder où l’on posera les pieds, on emporte un bistouri, de l’alcali volatil ; voilà pour les serpens. On se promet de revenir de bonne heure, on a de grands chapeaux de paille recouverts de toile blanche et au fond desquels on place un linge mouillé aux eaux du fleuve, et qu’on trempera de nouveau à chaque occasion ; voilà pour le soleil. Puis l’on part plein d’une joie que l’on ne peut bien rendre, comme toutes les joies humaines d’ailleurs, mais devant laquelle s’effacent toutes les craintes, jusqu’à celle d’un séjour à l’hôpital de Saint-Louis. En vérité, nous chassions tous au Sénégal, et pour moi je n’oublierai