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charité privée le sache donc, le comprenne, le sente : elle n’est point relevée de son devoir par l’intervention du gouvernement. Sa tâche demeure entière, et, à moins qu’elle ne commette la lâcheté de s’abandonner elle-même, elle doit, elle peut la remplir jusqu’au bout.

Mais la question doit être envisagée à un autre point de vue. Devant la calamité que nous avons sous les yeux, le gouvernement et l’effort libre et spontané des citoyens peuvent se concerter sans se confondre et se neutraliser. Chacun a sa sphère d’action distincte et son œuvre propre. Il est des choses que seul le gouvernement peut faire ; il en est d’autres que seule l’initiative privée peut accomplir. Il importe qu’autant que possible les secours soient donnés aux ouvriers valides sous la forme saine et digne du travail. La charité privée, quelque fût son succès, ne pourrait employer, des milliers d’ouvriers, cent mille peut-être, à un travail utile. L’état en France le peut. En France, l’état est le plus grand entrepreneur de travaux publics, et, s’il est permis de s’exprimer ainsi, le plus grand consommateur de main-d’œuvre. En France, l’état fait les travaux d’utilité générale, il participe à la construction des chemins de fer, il ouvre des routes, il creuse des canaux, il élève ou restaure des monumens et des édifices. Il peut donc employer à des travaux extraordinaires des ouvriers en chômage et appliquer utilement leur activité. Est-ce à dire que ce puissant concours de l’état soit suffisant pour soulager une misère comme celle des populations de la Seine-Inférieure ? Non. Supposez que l’état occupe les ouvriers valides de ce département à des travaux de terrassement. Des filateurs, des tisserands ne peuvent être de bons terrassiers. Les travaux de terrassement se paient au mètre cube de terre déplacée. À ce métier, pour eux pénible et nouveau, le filateur, le tisserand, gagneront 75 centimes, 1 franc, 1 franc 25 centimes par jour, tout juste assez pour leur plus stricte subsistance, pas assez pour leurs familles, pour ceux de leurs proches qui, en temps ordinaire, vivent d’eux. Pourvoir à la subsistance des ouvriers valides en les employant à un travail utile, voilà ce que peut faire l’état. Au-delà, c’est-à-dire lorsqu’il s’agit de pourvoir à la subsistance des vieillards, de la femme, des enfans, commence l’œuvre dont la libre charité privée doit avoir à cœur de remplir les devoirs et d’alimenter les ressources. Elle seule peut vivifier par de bons sentimens le soulagement de ces misères ; elle seule peut s’assouplir aux formes accidentelles et changeantes sous lesquelles elles se présentent ; elle seule a pour mission, toutes les fois que cela lui est possible, de déguiser ses dons sous la forme la plus convenable à la dignité de la pauvreté secourue, par la création de fourneaux économiques qui diminuent les frais de l’alimentation, par la subvention d’écoles de couture où les femmes et les jeunes filles peuvent trouver de légers salaires, par des distributions de bons de pain, de viande, de bois, aux enfans fréquentant les écoles. Les deux tâches, celle de l’état et celle de la charité privée, sont toutes deux bien délimitées, quoique bien vastes. À l’état le soin d’occuper et de rémunérer cent mille ouvriers valides ; à la charité privée le soin de