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Rien n’était plus suspect aux jésuites que nos rôdeurs qu’on appelait les coureurs de bois. Tous les mensonges de ces pères sur l’horreur du monde sauvage, sur sa férocité, sur les hommes mangés ou brûlés, n’effrayaient guère nos vagabonds, chasseurs, marchands, etc. Ils s’étaient faits bons, amis des Indiens. On les trouvait partout. Les jésuites s’appuyèrent des compagnies de Colbert, et obtinrent des ordonnances terribles contre les coureurs, à ce point qu’il fut défendu sous peine des galères d’aller à la chasse à une lieue[1] !…

Ce système de précaution fut terriblement dérangé quand un hardi voyageur, le Normand Cavelier, sans s’arrêter à leurs fables sur les dangers de l’intérieur, descendit le Mississipi, découvrit en une fois huit cents lieues de pays, du Canada à la Louisiane. C’était un enfant de Rouen, en qui avait passé l’âme des grands découvreurs, de Dieppe, des vieux Normands, précurseurs de Colomb et de Gama ; Génie fort et complet, de calcul et de ruse, de patience, d’intrépidité, il avait pris les deux baptêmes, sans lesquels on ne pouvait rien. Il se fit noble, devint Cavelier de La Salle. Il étudia sous les jésuites, et les étudia, sut tout ce qu’ils savaient. Il en tira de beaux certificats, passa en Amérique, et là vit du premier regard qu’il n’y avait rien à faire avec eux, qu’ils empêcheraient tout. Il s’appuya des récollets et du gouverneur Frontenac, qui, chose rare, n’était pas jésuite. Tout jeune encore, il alla à Versailles, exposa à Colbert son plan hardi et simple de descendre le grand fleuve, de percer l’Amérique en longueur. Les jésuites soutenaient qu’il était fou ; puis, la chose réalisée, ils soutinrent qu’ils savaient tout cela, qu’il les avait volés. Je laisse à M. Margry, qui en a réuni les pièces, l’honneur de reconstruire la superbe épopée de cette vie extraordinaire, Elle a les vraies conditions épiques : l’enfantement d’une idée héroïque, invariablement suivie, l’exécution hardie, habile, la catastrophe naturelle, le héros victime de la trahison et mourant de la main des siens. Il est intéressant d’y suivre le complot meurtrier, qui, tramé à Québec, à Saint-Louis, partout, n’existait pas moins sur la flotte que l’on donna à Cavelier pour découvrir par mer l’embouchure du Mississipi. Le commandant Beaujeu avait en sa femme un jésuite qui surveilla la trahison. Cavelier, débarqué par lui avec des canons (sans poudre ni boulets), avec quelques colons affamés et découragés, fut tué comme un chien dans un bois.

Ces colons misérables auraient péri cent fois dans leur voyage immense pour retourner au Canada, sans la compassion des sauvages. On vit là la douceur, la sensibilité charmante de ces tribus

  1. Ordonnances du Canada, éd. R. Short Milnes, p. 93.