Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/487

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il n’y a jamais eu de mouvement plus général. Ce n’était pas, comme on semble le croire, une simple affaire de finance ; mais une révolution sociale. Elle existait déjà dans les esprits. Le système en fut l’effet beaucoup plus que la cause. Une fermentation immense l’avait précédé, préparé, une agitation indécise, vaste, variée, — avec un but moins politique que celle de 89,— peut-être plus profonde. Sous ses formes légères, elle remuait en bas mille choses que 89 effleura.

Avant la pièce, observons le théâtre. Bien avant le système, Paris devient un grand café. Trois cents cafés sont ouverts à la causerie. Il en est de même des grandes villes, Bordeaux, Nantes, Lyon, Marseille, etc. Notez que tout apothicaire vend aussi du café, et le sert au comptoir. Notez que les couvens eux-mêmes s’empressent de prendre part à ce commerce lucratif. Au parloir, la tourière, avec ses jeunes sœurs converses, au risque des propos légers, offre le café aux passans.

Jamais la France ne causa plus et mieux. Il y avait moins d’éloquence et de rhétorique qu’en 89. Rousseau de moins. On n’a rien à citer. L’esprit jaillit ; spontané, comme il peut. — De cette explosion étincelante, nul doute que l’honneur ne revienne en partie à l’heureuse révolution du temps, au grand fait qui créa de nouvelles habitudes, modifia les tempéramens même : l’avènement du café. L’effet en fut incalculable, n’étant pas affaibli, neutralisé, comme aujourd’hui par l’abrutissement du tabac. On fumait peu, mais on prisait.

Le cabaret est détrôné, l’ignoble cabaret où sous Louis XIV se roulait la jeunesse entre les tonneaux et les filles. Moins de chants avinés la nuit, moins de grands seigneurs au ruisseau. La boutique élégante de causerie, salon plus que boutique, change, ennoblit les mœurs. Le règne du café est celui de la tempérance : — le café, la sobre liqueur, puissamment cérébrale, qui, tout au contraire des spiritueux, augmente la netteté et la lucidité, — le café qui supprime la vague et lourde poésie des fumées d’imagination, — le café anti-érotique, imposant l’alibi du sexe par l’excitation de l’esprit.

Les cafés ouvrent en Angleterre dès Charles II (1669) au ministère de la cabale, mais n’y prennent jamais caractère. Les alcools, ou les vins lourds, la grosse bière, y sont préférés. En France, on ouvre des cafés un peu après (1671) sans grand effet. Il y faut la révolution, les libertés au moins de la parole. — Les trois âges du café sont ceux de la pensée moderne ; ils marquent les momens solennels du brillant siècle de l’esprit.

Le café arabe la prépare, même avant 1700. Ces belles dames que vous voyez dans les modes de Bonnard humer leur petite tasse, elles y prennent l’arôme du très fin café d’Arabie. Et de quoi causent-elles ?