Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/452

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce fut la dernière lettre que Le Bon écrivit à sa femme. Cinq jours après, au moment de monter sur l’échafaud, il lui fit indirectement ses adieux par un billet adressé à son jeune beau-frère, qui, pendant toute la durée de sa captivité, l’avait suivi dans toutes les prisons où on l’avait successivement détenu, et lui avait donné des preuves du plus complet dévouement. Ce billet, dans son abandon et sa simplicité, est caractéristique : « Adieu, Abraham, digne jeune homme ! Sois toujours le même, soutiens le courage de ta sœur, de mon vieux père, de ta mère, de tous mes parens. Je m’endors à bien des maux. Embrasse mille fois ma femme pour moi ; tendre Mimie, Pauline, Emile, chers objets ! A voir la tournure des affaires, je n’aurais vécu que pour de nouvelles tracasseries. Consolez-vous. Je te renvoie une chemise, un mouchoir, un serre-tête, l’acte constitutionnel, deux peignes, une cuiller et une fourchette. Je dois vingt francs que tu paieras au geôlier pour mes draps. Encore un coup, la mort de l’homme de bien n’est pas inutile. Adieu à tous nos amis, et vive la république ! — Arras, le 24 vendémiaire an IV, jour où Pauline à deux ans. »

Telle fut, à trente ans, la fin de Joseph Le Bon. Telles sont les illusions étranges, effrayantes dans lesquelles il persévéra jusqu’à son dernier soupir. Je l’ai déjà dit : après avoir lu la suite de sa correspondance, il n’est guère possible de douter de sa sincérité ; mais gardons-nous d’en conclure à sa justification, d’y trouver même une circonstance réellement atténuante. Ce genre de bonne foi, tous les hommes qui ont versé le sang par esprit de parti l’avaient également ; mais, si l’on connaissait tous les détails de leur vie, on saurait qu’à un certain moment la lumière de la vérité leur est apparue, qu’une lutte s’est engagée dans leur âme, que la haine, l’envie, l’orgueil ont triomphé à l’heure fatale des pures inspirations de leur conscience, et que, pour s’étourdir, ils se sont persuadé qu’il pouvait exister des devoirs supérieurs à ceux de la morale. Ils ont admis alors la maxime impie que la fin justifie les moyens, et, une fois qu’on est engagé dans une telle voie, il n’est pas d’extrémité où la logique ne puisse entraîner. Si tous ceux qui se sont placés sur cette pente ne se laissent pas emporter aux derniers excès, c’est que bien souvent, grâce à Dieu, ils sont contenus par la force des circonstances, souvent aussi par une heureuse inconséquence qui les fait reculer au bord du précipice. Quant à ceux que le torrent emporte, qui n’ont pas la force d’y résister et dont l’aveuglement persiste jusqu’au bout, cet aveuglement est le terrible châtiment, la conséquence naturelle de leur première faute. Suivant toute apparence, c’est là l’histoire de Joseph Le Bon.

J’ai puisé presque tous les élémens de mon travail dans le livre de son fils, de son apologiste ; j’ai mis un soin scrupuleux à n’omettre