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le père Le Bon ; dis-lui que je meurs digne des leçons de probité qu’il m’a données autrefois… Je t’embrasse et m’endors aux crimes de la terre. »

Cette lettre, que j’abrège, remplie d’un bout à l’autre d’une vive émotion, est du 11 vendémiaire. Le 19, pendant le court répit que donnait à Le Bon le renvoi à la convention de la réclamation qu’il avait élevée, il en écrivit une autre qu’il data des Champs-Elysées.


« Je m’étais fait, disait-il encore à sa femme, une idée affreuse de la situation d’un homme condamné à mort, qui attend pendant quelques heures l’exécution de son jugement. Je me trompais, ces momens-là sont comme tous les autres momens de la vie pour l’homme de bien dont la conscience est tranquille et peut se reporter avec confiance sur le passé. J’interroge les temps qui ne sont plus loin de me rappeler de fâcheux souvenirs, ils ne retracent à ma mémoire qu’une suite d’actions vertueuses… Je ne parle pas de ma conduite comme simple particulier, comme père, comme fils, comme époux… J’ose croire que, sous ce point de vue, je mérite d’être cité en exemple ; je parle de ma conduite politique, de ce que j’ai fait pour la cause de la liberté. Quelle consolation j’éprouve en songeant que pas un de mes discours, pas un de mes actes, pas une de mes démarches n’a été entreprise que pour assurer son triomphe ! Je vois autour de moi languir un malheureux peuple accablé de faim et de misère… Languissait-il ainsi quand j’étais en mission ? Ses ennemis les agioteurs, les accapareurs, etc., trouvaient-ils un instant de relâche pour conspirer sa ruine ?… Le maximum observé, les assignats au pair avec l’argent,.., fournissaient les moyens faciles de se préserver de la disette… Que dirai-je de cet enthousiasme dont toutes les âmes étaient atteintes, de ce zèle qui ne connaissait point d’obstacles et qui aurait suffi pour arrêter les progrès de l’Autrichien ?… Ah ! qu’il s’en faut qu’on en retrouve seulement les vestiges !… C’est dans la multitude de mes anciens services que je puise mon courage et ma joie. Ils ne mourront pas tous avec moi, ces services ; l’acharnement de mon persécuteur les a rendus immortels… Toi et mes enfans ne tarderez pas à recueillir sur mes cendres la reconnaissance nationale, Gardez de vous laisser aller au chagrin, au ressentiment ; cherchez dans l’histoire si un seul homme utile à son pays a été payé autrement que par l’ingratitude tant qu’il a vécu. Tel est le sort de presque tous ceux que le ciel appelle à de hautes destinées ; il faut qu’ils achètent, ainsi que tout ce qui leur est cher, cette gloire éternelle qui doit rejaillir sur leur nom et enorgueillir leurs descendans. Sois donc… la digne épouse de Joseph Le Bon. Si le bonheur attaché à notre union a été court, la Providence te réserve assurément d’autres récompenses… Vois tous les patriotes pénétrés de respect et d’attendrissement chaque fois qu’ils rencontreront la compagne de leur fidèle et invariable ami… Ah ! ne dis pas que je vais mourir ; je vais commencer une nouvelle vie dans tous les cœurs dévoués à la république !… Si je m’arrêtais un seul instant sur les deux années que nous avons passées ensemble, c’en serait fait !… Des larmes sujettes à de perfides interprétations viendraient humecter ma paupière, et je déshonorerais peut-être ma fin par quelque acte de faiblesse… »