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eu lieu : la convention, voulant mettre fin aux désordres dont ils étaient la cause, décida, sur la proposition d’André Dumont, qu’au lieu de les traduire en justice on les déporterait sans jugement. Quelqu’un proposa de comprendre aussi Le Bon dans cette mesure ; mais Bourdon de l’Oise fit repousser cette proposition en rappelant, dans un langage véhément, tous les crimes dont il était accusé. le malheureux, par un singulier aveuglement, se félicita de ce rejet, qui, disait-il, déjouait les projets perfides de ses ennemis, et il écrivit à la convention pour demander d’être enfin jugé.

Tant de lenteurs devaient avoir un terme. Le 18 floréal, c’est-à-dire le 7 mai 1795, par suite d’un décret qui enjoignait aux comités de faire leur rapport séance tenante, Laumont déclara en leur nom qu’après avoir entendu Joseph Le Bon ils pensaient qu’il y avait lieu d’examiner sa conduite. Le soir même, la convention, suivant le mode qu’elle avait établi pour les cas semblables, nomma une commission de vingt et un membres pour rechercher s’il avait encouru la mise en accusation.

Quelle était, dans ces terribles conjonctures, la situation morale de Le Bon ? L’ivresse sanguinaire qui l’animait naguère s’était-elle dissipée dans la solitude de sa captivité, et était-il revenu, au moins partiellement, aux sentimens, aux idées de sa première jeunesse ? ou bien l’infortune et la souffrance n’avaient-elles fait que l’exaspérer ? Nous avons sur cette époque de sa vie des documens plus abondans que sur aucune autre, les lettres qu’il écrivait presque journellement à sa femme. Cette correspondance, sans nous révéler aucun fait important, est très curieuse par le jour qu’elle jette sur l’état de son âme. Celui qui la lirait sans connaître les événemens que j’ai racontés croirait qu’elle est l’œuvre d’un honnête homme compromis dans des luttes de partis, menacé par les ressentimens du parti vainqueur, mais contre qui il n’existe que des griefs politiques et à qui sa conscience ne reproche rien. Il n’y est pas fait la moindre allusion à tant de cruautés commises, à tant de sang versé soit à Cambrai, soit à Arras. Le langage de Le Bon est constamment celui d’un citoyen vertueux soutenu dans ses épreuves par le sentiment des services qu’il a rendus à son pays. « L’instant du malheur est arrivé, écrit-il peu de jours après son arrestation, c’est aussi celui du courage… Dès le moment où je me suis vu livré à la fureur de mes ennemis et à l’erreur de ceux qu’ils ont trompés, mon sacrifice a été fait tout entier ; je m’attends à tout, fais-en de même. Je suis plus grand que le mal auquel ils me destinent. Imite mon exemple. Imagine-toi que je suis sur la brèche, et qu’un canon chargé à mitraille est dirigé contre moi. Périr d’une manière où d’une autre, quand on est innocent, c’est la même chose… Conserve-toi pour nos chers enfans ; quelle que soit l’injustice involontaire de la patrie à mon