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ses bras fatigués fendaient avec effort. Derrière sa fille, qui s’élançait dans l’abîme avec la témérité du désespoir, le capitaine nageait vigoureusement, et Gaôrie, debout sur le rivage, poussait des gémissemens douloureux.

— A moi, mon père ! cria Nella, qui se sentait vaincue par la force du courant ; aidez-moi, je touche sa main, je le tiens.

Le capitaine Mackinson était excellent nageur ; il soutint d’un de ses bras sa fille, qui commençait à s’enfoncer sous la vague : — Je le tiens ! criait toujours Nella, je le tiens,… il est à moi !

Mais le capitaine dut enlever par un brusque mouvement sa chère fille que la main défaillante de sir Edgar entraînait dans l’abîme. Celui-ci, n’étant plus soutenu, coula et disparut aussitôt, sans avoir le sentiment de sa mort, et comme s’il descendait au fond de l’eau pour s’endormir sur un lit d’algues. À ce moment, Nella évanouie était rapportée par son père sur le rivage ; la pluie qui se mêlait à l’écume des flots inondait le corps transi de la jeune fille, et Gaôrie, agenouillée près d’elle, faisait entendre des cris lamentables…

Lorsque Nella reprit ses sens, elle était couchée dans son palanquin, et son père veillait à ses côtés.

— Tout est fini ! dit-elle d’une voix entrecoupée de sanglots. Fuyons ces tristes rochers !…

Le retour au bungalow avait la tristesse d’un convoi funèbre. Quand Nella fut placée sur son lit, elle cacha sa tête dans le sein de sa fidèle Gaôrie, et, fondant en larmes, elle laissa échapper ces paroles : — Deux fois j’ai risqué ma vie pour sauver la sienne. La première fois, il ne l’a pas su, et j’en ai été bien malheureuse ; la seconde, il a vu, il a compris ce que je tentais pour lui, et j’ai senti à travers les flots les étreintes de sa main glacée…

— Hélas ! répliqua tout bas Gaôrie, il fallait que ce malheur arrivât !… La djâdougâr avait choisi sa victime, elle l’a emportée : qu’elle nous laisse en paix désormais !…

À partir de ce jour, Nella perdit à jamais son enjouement et sa pétulance. Désolé de voir sa fille en proie à une si profonde tristesse et craignant qu’elle ne pérît de langueur, le capitaine Mackinson lui offrit à plusieurs reprises de la conduire en Europe.

— Merci, mon père, lui répondit Nella : l’Europe, telle que je la rêvais, n’est point où vous croyez, par-delà les mers : elle est dans le cimetière de Colabah !


TH. PAVIE.