Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/321

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bien beau, parce que vous le colorez avec les reflets de votre imagination…

— Encore des images ! interrompit miss Nella ; vous aimez trop la poésie, sir Edgar…

— J’accepte le reproche, répliqua celui-ci, à la condition que vous le partagiez avec moi. Il y a en vous beaucoup de poésie, miss Nella, il n’y a même guère que de la poésie, et je vous en félicite, car c’est par elle que se font jour les élans d’une âme généreuse. Les poètes d’ailleurs ont le mérite de la discrétion ; ils savent cacher dans leurs vers et exprimer sous des formes figurées ce qu’il y a de plus intime et de plus vrai dans le cœur humain.

— Prenez garde, sir Edgar, vous allez faire de la philosophie comme un brahmane de Bénarès.

— Vous avez raison, miss Nella ; je m’égarerais, si vous n’aviez soin de me remettre dans la droite voie. Ce que je voulais vous dire se borne à ceci : en face de cet immense panorama qui se déroule autour de nous, devant cet horizon merveilleux où les montagnes abruptes baignées par une lumière éblouissante semblent surgir du sein de l’océan, une seule chose, avez-vous dit, attire vos regards : c’est ce navire qui cingle à pleines voiles vers l’Europe… Et moi je vous répondrai, miss Nella : En désirant avec trop d’ardeur ce qui est loin de vous, en rêvant un bonheur imaginaire dans un monde inconnu, ne vous exposez-vous point à ne pas discerner un bonheur réel qui passerait à votre portée ?…

Ces paroles avaient été prononcées avec un accent ferme et affectueux à la fois. Nella ne répondit rien ; elle semblait agitée par les réflexions qui se présentaient à son esprit. C’était la première fois qu’elle trouvait l’occasion de soutenir une conversation suivie, et elle y avait pris plaisir. Jusqu’ici, les jeunes officiers qui visitaient son père s’étaient amusés à la faire jaser comme un oiseau babillard. Ils tenaient la petite Nella pour une enfant gâtée, dont l’éducation avait été fort négligée et qui possédait, à défaut de jugement, une imagination vive et enjouée. Sir Edgar, au contraire, venait de s’entretenir avec elle sur un ton sérieux, comme s’il eût été en présence d’une jeune fille élevée en Europe. Cette prévenance de sa part avait touché Nella ; elle se sentait plus timide devant sir Edgar, dont les manières réservées lui inspiraient le respect, et cependant elle était disposée à l’écouter avec confiance. C’est qu’il y a un moment où toute jeune fille, ennuyée des vains et futiles propos qui se tiennent autour d’elle, souhaite sans le savoir les entretiens moins frivoles où les grandes questions de la vie sont discrètement traitées, et ce moment était peut-être arrivé pour miss Nella.

Cependant la barque approchait du rivage, et le capitaine Mackinson,