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d’elle, une vieille femme presque nue, à la peau ridée, au crâne osseux couronné de cheveux gris.

— Qui es-tu ? que me veux-tu ? demanda Nella.

— J’ai faim ; donne-moi une poignée de riz pour remplir mon ventre[1] répondit la vieille femme.

— Il n’y a plus de riz à cette heure ; va plus loin, pauvre vieille, va, tu me fais peur… Gaôrie ! Gaôrie !…

Aux cris de sa jeune maîtresse, Gaôrie arriva, suivie de près par le palanquin. Quand elle aperçut, à la clarté des étoiles, la hideuse femme, hâve, décharnée, dont la peau noire était à demi décolorée par l’âge, Gaôrie fut frappée d’épouvante : — C’est une djâdougâr[2], dit-elle en tremblant ; regarde, petite Nella, comme elle secoue sa chevelure dans l’allée que nous devons suivre. De chacun de ses cheveux blancs il sortira une sorcière comme elle… Oh ! si nous traversons le cercle maudit, il nous arrivera malheur, petite Nella !… Restons, restons ici et tâchons de lui trouver une poignée de riz ! — Le temps presse, répliqua Nella ; si nous tardons, le bateau qui attend mon père aura mis à la voile. — Puis, s’adressant aux porteurs de palanquin : — Djaldi, djaldi, daôro toum ! (vite, vite, courez, vous autres !)…

Les porteurs s’élancèrent au pas de course dans l’allée que venait de quitter la djâdougâr. Gaôrie, qui tremblait pour sa maîtresse plus encore que pour elle-même, se tenait à la portière ; mais la vieille sorcière ne se montra plus, soit qu’elle fût sortie du jardin ou qu’elle demeurât blottie derrière le tronc d’un figuier multipliant, dont les branchés pendantes formaient, en s’implantant de toutes parts dans le sol, une immense tonnelle. Quand Gaôrie traversa l’endroit où elle croyait que la djâdougâr avait secoué sa chevelure. il lui sembla sentir comme le souffle d’une ronde invisible tournoyant au milieu de l’obscurité. Elle se mit, elle aussi, à presser le pas des porteurs, et dans son effroi elle regardait avec une douloureuse anxiété le palanquin où était couchée sa chère Nella. La lune commençait à se montrer et projetait le long de la route des ombres fantastiques. Deux ou trois de ces grosses chauves-souris dont l’envergure égale celle d’une corneille voltigeaient autour des arbres en agitant sans bruit leurs ailes crochues. La mer battait le rivage avec un murmure mélancolique, la brise gémissait dans les cocotiers, dont les feuilles en se froissant rendaient un sou pareil à celui

  1. Pét’h bharrâna (remplir son ventre) est une phrase consacrée que les mendians hindous emploient toujours en demandant l’aumône.
  2. Magicienne, sorcière, celle qui pratique des incantations ; au Bengale, on nomme ces bohémiennes daïnas.