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Nella, reprit le capitaine ; mais tu n’aurais pas pu vivre sous ce froid climat, et je ne voulais pas me séparer de toi… Je t’ai trop aimée, chère enfant, et j’en suis puni.

— Oh ! non, vous n’êtes pas puni de m’avoir trop aimée, répliqua la jeune fille. La petite Nella ne fait-elle pas la joie de son père par son affection et par ses caresses ?… Eh bien ! je veux être sage aujourd’hui, mais sage comme une miss anglaise, et ne plus vous parler de ce qui vous fait de la peine. C’est à moi de céder, j’en conviens, jusqu’à ce que vous m’accordiez ce que je vous demande en récompense de ma soumission…

Le capitaine Mackinson essuya les larmes de sa fille et la pressa dans ses bras avec les marques de la plus vive tendresse. Celle-ci avait dit vrai : le père ne pouvait se passer des caresses de la chère enfant qu’il aimait jusqu’à la faiblesse, et s’il lui refusait de la conduire en Europe malgré ses pressantes sollicitations, c’est que de puissans motifs le retenaient en Asie. Issu d’une famille écossaise respectable, mais pauvre, le capitaine Mackinson n’aurait pu vivre honorablement en Angleterre avec la demi-solde d’un officier en retaite. Bien qu’il n’espérât guère obtenir un grade plus élevé que celui qu’il avait conquis à la pointe de son épée, le service actif convenait à sa nature entreprenante. Il était en 1840 le plus ancien officier de l’armée des Indes, et depuis vingt-cinq ans qu’il guerroyait en Asie, jamais il n’avait eu la pensée de retourner en Europe. Les congés qu’il obtenait à des intervalles réguliers, il les employait à chasser dans les jungles et dans les montagnes. Peu à peu l’Inde était devenue pour lui une seconde patrie ; il en aimait la végétation exubérante, les aspects à la fois séduisans et sauvages, les habitudes de vivre agréables et faciles, et jusqu’au climat torride dont sa sobriété et sa constitution robuste lui permettaient de braver les influences pernicieuses. On le regardait comme un excellent officier, plein de bravoure et d’expérience ; mais on l’oubliait au war office, où il ne se trouvait personne qui parlât en sa faveur. De plus, il avait commis une faute qui devait nuire beaucoup à son avancement. Ennuyé du célibat et entraîné par une passion irréfléchie, il avait épousé, à l’âge de trente-cinq ans, une femme née dans l’Inde, et ce mariage, contracté en dehors des usages reçus, l’avait éloigné de la société de ses frères d’armes. La femme du capitaine Mackinson était cependant Européenne par son père : elle descendait d’un des aventuriers français qui prirent du service, vers la fin du siècle dernier, chez les princes de la confédération mahratte ; mais par sa mère elle appartenait à la race indigène et conquise. « Malgré les grâces de sa personne, la femme du capitaine Mackinson dut vivre à l’écart et ne point se montrer parmi les