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suffit de citer à ce propos un fait peut-être un peu trop oublié maintenant. Il se trouva un jour, dans ce temps où tout pliait devant la Russie, un gouvernement qui osa refuser de livrer à la vengeance moscovite, des réfugiés, des généraux illustres, comme Bem et Dembinski, qui avaient cherché asile sur son territoire après la campagne de Hongrie ; il déclarait même aimer mieux courir les chances d’une guerre que d’enfreindre les lois de l’hospitalité, et celui qui prenait ainsi fièrement la cause de l’humanité, c’était un gouvernement barbare et musulman. Or, lorsque la nouvelle de cette déclaration du sultan fut arrivée à Paris, les chefs du grand parti de l’ordre, 1rs représentons éminens de la nation la plus civilisée et la plus chrétienne, firent une démarche collective auprès de M. de Kisselev pour le prier d’engager son auguste maître à se désister de sa demande impérieuse, à ne pas risquer la paix du monde par une volonté trop obstinée… Eh bien ! ce sera l’éternel honneur, le mérite inappréciable des alliés de 1853, d’avoir d’un coup rompu le charme pernicieux et énervant exercé si longtemps par le tsar Nicolas, d’avoir réduit la puissance russe à sa valeur réelle, rendu à l’Europe sa liberté d’action et brisé la sainte-alliance, qui s’était renouée plus forte que jamais à la suite de l’ébranlement de 1848. Si l’affranchissement de l’Italie est devenu une œuvre possible, si les idées constitutionnelles reprennent de nos jours leur vigueur malgré tous les obstacles, si la Russie elle-même est forcée, pour se recueillir et pour, regagner le terrain perdu, de se déclarer libérale, c’est surtout à la guerre d’Orient qu’il faut en rapporter l’honneur. Cette guerre a mis fin au déplorable abaissement des esprits et au règne exclusif du brutal instinct de conservation mesquine qui avaient été jusqu’alors les tristes conséquences de la catastrophe de février.

Il faut rendre cette justice au parti de la croix, qu’il comprit tout de suite et à l’origine la vraie portée de ces complications orientales et adopta aussitôt une attitude conforme à ses vues et à ses principes. Tandis que les libéraux de la Prusse, ceux-là du moins qui, agissant dans les chambres et composant la fraction Bethmann-Hollweg, pouvaient exercer quelque influence sur la marche du gouvernement, étaient partagés au début entre une antipathie décidée contre la Russie et une défiance inquiète et puérile à l’égard de la France, les Stahl, les Gerlach et les Donna se rangeaient résolument du côté du tsar, et concédaient tout au plus que la protection accordée à la politique de Saint-Pétersbourg prît les apparences d’une neutralité armée. Peu à peu cependant l’opinion du pays commençait à se prononcer énergiquement dans le sens de l’Occident. Ce ne furent pas seulement les libéraux qui appelèrent de tous leurs vœux un affranchissement de la tutelle russe ; les diplomates et les