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sphères de la société berlinoise, puisqu’il ne cesse de retentir maintenant dans une bouche auguste comme la suprême invocation d’un palladium mystique de la monarchie de Frédéric le Grand, il est bon peut-être de rappeler la définition qu’en donnait M. de Manteuffel à l’apogée, de son pouvoir et dans une occasion mémorable. « Le vieil esprit prussien, avait-il dit alors, c’est le sentiment de dignité que Frédéric II a communiqué à tout Prussien en donnant à ce royaume une existence politique indépendante des grands états de l’Europe. Le vieil esprit prussien, c’est la fidélité inébranlable prête à tous les sacrifices du peuple pour la maison régnante. Ce vieil esprit prussien, qui trouve dans l’armée son expression la plus vivace et la plus fidèle, a sauvé le pays du joug d’un conquérant étranger, et c’est contre ce vieil esprit militaire qu’a du se briser de nos jours aussi la puissance funeste de la corruption, de l’égoïsme et de la déloyauté. »

Ce n’est pourtant pas que M. de Manteuffel eut désiré pousser ce vieil esprit jusqu’aux limites que lui désignait le parti féodal. Bureaucrate timide et routinier, il avait peu de goût pour les excentricités gothiques des hobereaux ; ministre des affaires étrangères et ayant à mener la barque de l’état dans les eaux douces d’une neutralité effarée et paresseuse, il craignait les Gerlach, les Donna, qui se saisissaient de temps en temps et fortuitement du gouvernail pour lui imprimer une direction marquée vers le nord, vers la Russie, la terre promise de leur idéal. Agent principal et ostensible du pouvoir, il se sentait souvent aussi gêné que blessé par le gouvernement occulte qu’exerçait la camarilla, et il recourait parfois contre elle à un grand moyen. Ce moyen consistait à offrir sa démission au roi et le procédé, il faut l’avouer, ne manquait pas, dans les premiers temps, d’avoir son effet. Frédéric-Guillaume IV adjurait aussitôt son ministre de ne pas l’abandonner l’embrassait, versait quelques larmes et lui accordait quelques petites satisfactions. Pourtant de telles fausses sorties, trop souvent renouvelées, finirent par ne plus faire d’impression. Un jour même, pendant la grande crise d’Orient, quand M. de Manteuffel crut devoir user de cette dernière ressource pour vaincre l’esprit opiniâtre du roi, il s’attira cette humiliante riposte : « Allons donc ! mon cher, c’était bon en carnaval ; maintenant nous sommes en carême. » L’abnégation du ministre ne connut en réalité d’autres limites que le congé formel que devait donner plus tard le prince régent.

Il est aisé maintenant de comprendre ce que, sous un tel roi et un tel ministre, devait devenir la charte qu’avait octroyée Frédéric-Guillaume IV après le coup d’état du 5 décembre 1848. Cette charte était conçue dans un esprit vraiment libéral et donnait pleine