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bien due au travail en souffrance, et convenons qu’il fallait commencer ou plutôt qu’il faut recommencer la souscription en déclarant à la France qu’il s’agit de trouver pour la crise cotonnière, non pas quelques centaines de mille francs, mais plusieurs millions, dix millions, si c’est possible. La France ne peut-elle pas les donner ? Ne les donnera-t-elle pas ?

Si la question ne s’est point posée d’abord dans ces termes, qui auraient pleinement éclairé nos concitoyens, et qui auraient provoqué un mouvement plus rapide et plus large de bienfaisance, la faute vient de la timidité et de là défiance que nous avons de nous-mêmes en France quand nous entreprenons une œuvre collective. Le comité rouennais ne faisait d’abord appel, dans sa pensée, qu’à la générosité des habitans de la Seine-Inférieure ; il ne croyait pas que son cri d’angoisse fût destiné à être entendu du pays tout entier. C’est un honorable négociant de Paris, M. Boissaye, qui s’est fait l’écho de cette plainte, et qui l’a transmise par Paris à la France. « Jusqu’à ce jour, dit encore M. Alphonse Cordier, nous étions des pauvres honteux ; la presse de Paris nous a devinés : elle a dit que cent mille malheureux étaient en proie à la famine… Nous reportons à la presse les bénédictions de cette multitude de malheureux. » Nous sommes convaincus, quant à nous, que le département de la Seine-Inférieure, de quelque zèle qu’il soit animé pour secourir les douleurs dont il a le spectacle, ne peut pas faire face à la crise avec ses seules ressources, et nous sommes persuadés que la presse n’a point encore donné un concours assez énergique, assez persévérant, assez efficace. Les souscriptions de la Seine-Inférieure s’élèvent à 400,000 francs, et celle de Paris, nous le répétons, dépasse à peine 200,000. Certes il faut savoir grand gré à ceux qui ont fourni cette somme par la réunion de leurs contributions volontaires ; mais l’on doit reconnaître que l’œuvre est à peine commencée. Qu’on en juge par ce seul passage de la lettre de M. Cordier : « Nous avons eu à cœur d’éviter la moindre exagération en disant que cent mille malheureux étaient sans travail ; nous étions au-dessous de la réalité, car mardi soir le comité de bienfaisance a constaté un chiffre officiel de cent quinze mille, et en votant une répartition de 120,000 francs, somme énorme par elle-même, il n’a fait, suivant l’expression de M. Charles Dollfus, « que verser une goutte d’eau sur un incendie. » L’effort de la France ne saurait aboutir à la distribution quelquefois répétée d’une aumône de 1 franc par tête.

L’aumône, c’est la chose et le mot que nous devons avoir à cœur d’écarter en cette circonstance, parce qu’en elle-même l’aumône est un palliatif impuissant, parce que l’aumône ne peut pas atteindre ces familles qui, suivant l’énergique expression de l’archevêque de Rouen, « sont clouées dans leurs tristes réduits par la honte de mendier, » parce que l’aumône ne représente pas complètement la responsabilité du capital envers le travail telle qu’elle est engagée dans cette crise, et ne tient pas assez de compte de la dignité d’une classe entière de travailleurs frappée par une perturba-