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toute son attention et son ardeur ; il parvint à manier le fait comme son devancier avait manié le droit. La plaidoirie ainsi comprise devient un tableau, presque un drame. Est-ce un personnage qui est en scène, vous le voyez aussitôt et le connaissez déjà dans ses allures ou ses singularités. Est-ce un événement que l’avocat décrit, vous êtes sur les lieux et ne perdez pas un détail. Sur le chemin, pas un obstacle, pas une pose inutile, pas une de ces curiosités frivoles ou mal placées qui arrêtent le voyage. L’habile conducteur vous a montré ce que vous devez voir, il vous a expliqué ce que vous devez comprendre, et pas autre chose, dans la crainte de s’éloigner du but ou de le faire oublier. Rien là cependant qui ressemble à ces courses haletantes qui éblouissent et fatiguent ; tout a été disposé pour la commodité et l’agrément du trajet, qui s’est accompli sans qu’on ait eu l’idée de songer aux distances. Après avoir entendu M. Chaix-d’Est-Ange, plus d’un auditeur a pu se demander à quoi sert le droit, dont souvent il n’avait pas dit un mot, puisque les faits conduisaient si bien et si promptement à la solution. Dans le narrateur, c’est à peine si l’on avait aperçu le jurisconsulte ; il cherchait et réussissait si bien à se dissimuler en parlant des affaires comme les gens du monde ! Il est vrai de dire aussi que l’avocat s’entendait à choisir son sujet, et que les causes où dominaient les appréciations de fait étaient celles dont il acceptait le plus volontiers le fardeau.

Les plaidoiries dont un avocat distingué et modeste, M. Rousse, a entrepris la publication nous montrent le style judiciaire sous un de ses nouveaux aspects. M. Chaix-d’Est-Ange a été l’homme de son temps et a vécu de la vie et des passions qui ont animé la première moitié de ce siècle. Au contact de notre génération inquiète et chercheuse, il s’est dépouillé des formes un peu gourmées de l’ancien barreau ; il a été novateur à sa manière. « Sans le vouloir, observe M. Rousse, sans le savoir et quoi qu’il en puisse penser peut-être, il a été un des complices du mouvement qui, aux jours de sa jeunesse oratoire, éclatait avec des succès divers dans tous les arts de l’intelligence. » M. Chaix-d’Est-Ange descendit d’un ton les vieux instrumens du palais, et, prenant toujours le diapason qui convenait à son auditoire, il s’appliqua à jouer juste ; pour être plus sûr de lui-même, il raya de sa main les difficultés inutiles et scabreuses qui, à certaines heures, arrêtent tout court l’artiste le mieux préparé, et donnent à ses labeurs quelque chose de pénible. Sa manière d’entrer de plain-pied et sans façon dans une affaire parut surtout étrange à une époque où les traditions de l’ancienne école survivaient encore, et où un avocat qui en était pénétré venait de publier sur les institutions oratoires un traité dans lequel l’art de composer une plaidoirie était enseigné avec l’inflexible régularité